Quand un patron vous tue un patient

par Dre Papillon

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La semaine dernière fut rude pour moi sur le plan émotionnel.

En préambule, je dirais que la vie d’un externe (ou de façon plus extensive, d’un service hospitalié) est beaucoup rythmée par la personnalité du patron qui fait la semaine. Certains patrons sont des terreurs, des tyrans, qui vous vont passer des semaines d’enfer. Heureusement, la plupart sont de bonnes personnes, et de bons médecins, et tout se passe bien, avec une charge de travail plus ou moins lourde, plus ou moins de place à la pédagogie, des petites frustrations mais aussi des petites joies, etc. Évidemment, ce sont les “mauvais” patrons qui vous marquent le plus, et vous passez sous silence tous les autres qui vont ont impressionnés par l’étendue de leur savoir, de leurs compétences et de leur humanité. Je voulais juste leur rendre hommage avant de commencer.

Cette semaine-là, donc, nouveau patron qui nous a imposés à tous une tournée extensive qui s’est finalement étendue sur deux jours complets. Voyez-vous, il ne connaissait pas nos patients, et le fait que nous les connaissions tous fort bien depuis le temps ne l’a pas effleuré un instant. Et lorsque le médecin part enfin, à 17h, en se frottant les mains, satisfait d’avoir réformé la moitié des diagnostics posés par les autres patrons, les petits externes que nous sommes peuvent enfin commencer l’admission du nouveau patient qui leur a été attribué. Est-ce un manque de respect envers nous que d’avoir accaparé ainsi nos journées, nous empêchant de suivre nos anciens patients et d’admettre nos nouveaux à des heures honorables ? Je ne m’attarderai pas à cette question, laissant à la discrétion du lecteur le soin d’en juger par lui-même.

Ce lundi soir, je réalisai donc de 17h à 20h (temps records !) l’admission d’un patient qui avait certes de lourds antécédents médicaux, dont un cancer métastatique, mais qui n’était tout de même pas en phase terminale, loin s’en faut, menant sa petite vie encore relativement exempte de souffrances et autonome.

Malheureusement pour lui, ce patient a subi une malchance. Sous traitement anticoagulant, il a fait une chute, suite à laquelle un mal de tête intense s’est développé. Le couperet est tombé, c’était un hématome dans la tête. Le jour de l’admission, le patient tolérait bien la douleur et avait peu de symptômes reliés. On a décidé de s’abstenir d’intervenir vu son bon état. C’était un patient sympathique qui avait toute sa tête, avec qui j’ai pu faire un long questionnaire et examen physique. Il me faisait penser à mon grand-père. Lorsque je vais le voir à 7h30 le lendemain matin, je constate une dégradation importante des symptômes reliés au sang dans la tête, avec un patient maintenant confus et presque paralysé du côté gauche. Étant seule pour gérer la situation, je rappelle le neurochirurgien qui suggère de refaire un scan sur le champ.

Dans l’entre-temps se pointe un nouveau résident qui ne connaît ni moi ni le patient. Il se déclare “satisfait” de l’état du patient (après tout, il était “facilement éveillable” ce patient, et la paralysie n’était pas complète !), faisant fi de mon impression de détérioration importante (la veille ce patient n’était pas que “facilement éveillable”, il était aussi vif que vous et moi, et il pouvait serrer mes doigts dans ses mains pour m’empêcher de les enlever, bref, il n’était pas paralysé !). Ce blanc-bec de résident a donc pris la situation bien en main et a expliqué au neurochir que la dégradation n’était que “légère”.

Très bien, on décide donc de ne pas faire de drainage du sang dans la tête. Une intervention qui peut sonner bien effrayante mais qui est somme toute assez banale et courante. Vous comprendez bien que s’il n’en avait tenu qu’à moi, ce patient aurait été drainé sur-le-champ. C’est ce qui avait été convenu la veille, en cas de dégradation de son état !

Le résident, auréolé de son titre de “senior”, a donc expliqué tout ceci au patron à son arrivée. Comme les deux doigts de la main, ils étaient bien d’accord. En outre, le patron a demandé à ce qu’on enlève toute morphine au patient (qui entre-temps souffre d’un mal de tête vraiment intense), histoire de pouvoir bien faire l’examen neurologique. Il est même allé jusqu’à partir le soir sans represcrire de soulagement de la douleur, ce pour quoi les infirmières ont dû l’appeler pendant la soirée et dont il fut très mécontent. Connard.

Le lendemain matin à mon arrivée, le patient était souffrant de façon intolérable (la dose prescrite la veille au soir au téléphone par le patron étant bien insuffisante). Il ne demandait plus qu’une chose : qu’on soulage sa souffrance à tout prix. Si on prenait le temps de discuter avec lui, on comprenait cependant qu’il était d’accord pour le drainage en neurochir. Mais le patron, armé de ses gros sabots, est venu éclaircir avec lui la situation et a surtout retenu que le patient voulait être soulagé à tout prix, sans recevoir de soins extraordinaires. (Qui ne dirait pas ça s’il avait une collection de sang dans la tête sans anti-douleur depuis 24h ?) Cet entretien s’est fait lors de la tournée, avec tous les externes, pharmaciens, résidents présents. Ce fut une joute du plus mauvais goût où le patron usait d’arguments vicieux pour décourager le patient de se faire drainer (“mais pour vous drainer, ils vont devoir vous piquer encore, alors que vous en avez marre des piqûres, n’est-ce pas ?”).

À la fin de cet échange basé sur l’agressivité au moins passive, au cours duquel le patient a bien fait comprendre au patron qu’il ne l’aimait pas (!), les externes se regardaient horrifiés, avec l’impression que si ça avait été légal, le patron aurait arraché sauvagement tous les tubes et solutés du patient immédiatement.

L’équipe était loin d’être d’accord pour passer ce patient en soins de fin de vie. Une résidente a même dit, tout doucement, qu’on devrait au moins se mettre d’accord avant de régler le cas. Le patron n’a même pas senti la tension, pourtant peu subtile et palpable dans le groupe. Il a bêtement répondu “il n’y en a pas de problème, je vais écrire dans le dossier que le patient ne veut plus de traitement ni d’intervention et c’est tout”.

Le pire, c’est que c’est ma main qui a dû écrire toutes les instructions au dossier. Cesser les médicaments, les solutés, etc. Un des médicaments pour ce patient visait à régulariser un important problème digestif. Notre cher résident senior demande au patron si on doit laisser ce médicament. Le patron répond, en riant, que le patient n’est quand même pas obligé de “mourir dans sa merde”, hahaha. Ce sur quoi le résident répond que le médicament en question vaut cher… Alors le patron répond qu’il a bien raison et qu’on va aussi le cesser.

Moralité, à pleine dose de morphine, sans manger ni boire ni recevoir de soluté, le patient a fini par s’éteindre, quelques jours plus tard. Après avoir été tourmenté par le pire médecin que je n’aie jamais vu. Un anti-modèle à l’état pur, qui ne me donnera jamais envie de devenir médecin interne, si l’idée avait jamais pu m’en effleurer l’esprit.

Le pire, c’est que je ne suis pas certaine à 100 % que cette séquence d’événements n’était pas la meilleure pour ce patient. Simplement, les choses auraient pu se passer autrement, en toute humanité, et je n’en serais sortie que moins traumatisée, à imaginer mon grand-père torturé à l’hôpital dans mes pires cauchemars.

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