La salle de choc, ma chambre de garde

par Dre Papillon

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Il est 4h du matin et je suis couchée depuis deux bonnes heures. Couchée est effectivement le seul terme qui s’applique, parce que c’est vraiment tout ce que je fais, “être couchée”, sans avoir vraiment le loisir de m’endormir. Je navigue entre deux eaux, plutôt. Aux demi heures, on m’appelle pour prescrire des benzodiazépines ou des antipsychotiques aux patients de “l’Annexe”, cette section laissée pour compte de l’urgence. Pour des patients qui s’agitent et font des déliriums en pleine nuit, parce que l’urgence est un lieu inapproprié pour eux, le cas classique. L’Annexe sera mon territoire lors de mes futures gardes de psychiatrie, alors vous aurez l’occasion d’en entendre parler plus tard. Pour l’instant, concentrons-nous sur la salle de choc.


Le premier patient de l’après-midi a 35 ans et lorsqu’il est arrivé, il était déjà en choc. Il nous a fait la totale : hypotension, fibrillation ventriculaire, tachycardie ventriculaire, asystolie, bradycardie. On l’a massé pendant 20 minutes et on lui a injecté des doses massives d’adrénaline. Une belle réanimation comme dans ER, en fait mieux que dans ER parce que c’est la vraie vie. Ce qui l’a fait revenir, c’est de piquer avec une longue aiguille directement dans la poitrine, à l’aveugle, pour aspirer un trop plein de sang de l’enveloppe autour du coeur. Impressionnant comme ces choses-là se font et doivent se faire vite, quand il s’agit de sauver une vie. Et impressionnant de voir que ça peut marcher.

La poussière retombe quand on m’appelle pour une autre “patate chaude”, une vieille dame qui est sur le feu à l’urgence depuis plusieurs jours. Tous ses systèmes devaient être décompensés, à cette dame, ce n’est pas possible autrement. Essaie d’en ajuster un, tu empires forcément l’autre, tout est relié. En l’occurrence, c’était son soluté qui roulait beaucoup trop vite pour son insuffisance rénale et qui lui aggravait son problème d’eau sur les poumons.

Mais bien malin celui qui sait comment jouer avec ce soluté qui lui apporte l’insuline dont elle a besoin avec un diabète dans le plafond. C’est pourtant ce que je me suis risquée à faire. Pour apprendre au détour d’un couloir, plus tard dans la nuit, qu’elle a aussi codé dans la soirée, gagnant sur le champ un laissez-passer gratuit pour les soins intensifs…

J’apprivoise le sentiment de culpabilité, nouveau pour moi. Ai-je agi de manière sécuritaire ? Lui ai-je nui ? Quelle erreur ai-je faite ? Qu’aurais-je pu faire de plus ? C’est certain qu’elle avait quelques petites conditions médicales sous-jacentes pouvant expliquer cette issue malheureuse. Mais il est tout de même impossible de ne pas se questionner sur l’intervention que l’on a posée dans les heures ayant précédé.


Pour l’instant je ne peux m’appesantir sur ces considérations existentielles. Il est 4h du matin et la salle de choc me rappelle pour un patient dont le coeur bat trop vite et qui présente de la difficulté à respirer. J’ai le cerveau embrumé par la fatigue et la motivation dans les talons, mais la description de l’état du patient me fait peur. Je me dirige prestement vers l’urgence pour la énième fois de la soirée en essayant de me rappeler l’algorithme de réanimation pour les tachycardies.

Au chevet du malade, j’apprends qu’accessoirement il crache aussi du sang. Il est là pour suspicion d’embolie pulmonaire et en attente d’investigation.

Je regarde avec anxiété le moniteur du patient. Je le considère relativement “instable”. Je suis tellement fatiguée, je ne comprends rien au cas, son dossier est trop compliqué. Dans le corridor tout près, une patiente délirieuse pousse des hurlements incessants. Toutes les tentatives pour la calmer ou la contentionner ne font qu’empirer la situation. Elle me rend encore plus nerveuse et m’empêche de me concentrer.

Je commence poussivement, après un temps de réflexion disproportionné, le traitement pour ralentir les battements du coeur de mon patient et celui pour l’aider à respirer mieux. La situation s’améliore un tout petit peu, pas assez à mon goût. Au téléphone, le patron me demande de recommencer à l’anticoaguler, vu la suspicion d’embolie pulmonaire.

Moi je n’aime pas anticoaguler un patient qui crache activement du sang. Je décide de désobéir au patron. Il n’aura qu’à réévaluer la situation à son arrivée à 8h et vivre avec les conséquences de sa décision.

J’ai eu d’autres appels qui m’ont tenue en haleine par la suite. Mais je sais que ce patient a passé la nuit, au moins. Ouf, une autre garde de passée…

Inutile de vous dire que je suis rentrée chez moi toute tremblante. Que j’ai eu du mal à retourner à l’hôpital, le surlendemain. Que j’avais constamment peur de me faire accrocher par un patron pour mes mauvaises conduites et mes oublis.

Heureusement que, de manière générale, le corps humain a tendance à rester en vie par lui-même sans trop d’intervention !

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