La virtualisation du travail

par Hoedic

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De toutes les problématiques organisationnelles, la virtualisation du travail me semble véritablement être la plus fascinante, à la fois attractive et effrayante.

Qu’est-ce que la virtualisation de travail ? C’est la conséquence de la tertiarisation du travail et du souhait croissant de profiter d’une bonne qualité de vie en occident. Ça se traduit principalement par le travail distribué (le fait d’avoir des unités de travail dispersées) et le télétravail c’est-à-dire le fait de travailler chez soi (ou quelque chose dans le genre.)

Les exemples de l’un et de l’autre sont de plus en plus courants. En matière de travail distribué, quand je travaillais chez A., à Paris, travaillaient avec nous un centre de développement à Cincinnati et un autre en Inde. De plus en plus d’entreprises fonctionnent ainsi, cumulant l’avantage des fuseaux horaires, la main d’oeuvre pas chère dans certains pays et une forte présence dans les pays clients.

Le télétravail est un peu plus rare, notamment en France. Un bon exemple que de nombreux amateurs de blogs connaissent, c’est Karl qui vit à Montréal bien qu’étant rattaché au bureau européen du W3C à Sophia. Au Québec, de nombreux travailleurs autonomes ou entrepreuneurs fonctionnent ainsi. Par exemple, lorsque je travaillais l’an dernier, la directrice d’une firme de marketing basée à Montréal vivait à Saint-Adèle et faisait une large partie de son travail de chez elle, venant à Montréal une à deux fois par semaine pour ses rendez-vous. Plus globalement un grand nombre de traducteurs travaillent de chez eux et fonctionnent à 100% par des échanges électroniques.

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Montréal Downtown

Mais quel est l’impact social de ce changement ?

Personnellement, je m’étais interrogé sur le sujet par le passé et mon avis était assez négatif. Le télétravail amène souvent une désalarisation, comme ces traducteurs qui sont souvent travailleurs autonomes et sont donc plus précaires que des salariés (bien ça résulte parfois d’un choix). Même dans le cadre d’un travail salarié, l’employé se retrouve isolé et s’expose donc à des pressions plus importantes de la part de son employeur. Il n’est pas rare que du télétravail se traduise par une augmentation de la tache ou d’une baisse de salaire (l’employeur considérant que n’ayant plus à se déplacer, le télétravailleur évite certaines dépenses).

D’autres éléments, moins visibles entrent également dans l’équation, comme le fait que les femmes passant du bureau à leur domicile voient souvent leur quantité taches domestiques augmenter (ce qui n’est pas le cas quand il s’agit d’hommes !) L’absence de relations humaines est également préjudiciable, amenant parfois ces personnes à aller moins bien psychologiquement et à ne pas déclarer leurs maladies et autres problèmes.

Ainsi le télétravailleur se retrouve parfois dans une situation plus stressante et plus précaire. Une généralisation du télétravail risque d’amener une précarisation des employés salariés et une baisse globale du salariat, les entreprises préférant faire appel à des télé-travailleurs indépendants plutôt que d’embauche.

Pourtant, comme j’ai pu le lire récemment, le travail virtuel présente également de nombreux avantages. Pour les entreprises, c’est souvent une augmentation de 10 à 20% de la productivité et un taux d’absentéisme plus faible. C’est bien entendu des immobilisations en moins. Pour les employés, c’est souvent un cadre de vie plus agréable évitant les interminables déplacements matin et soir et un cadre de travail mieux maîtrisé.

Si demain votre employeur vous propose demain de travailler de chez vous ou d’un bureau proche de chez vous, que diriez-vous ? C’est évidemment un élément attractif, surtout quand la sommes des trajets quotidiens avoisine les 2 heures. C’est également une flexibilité accrue pour l’employé puisque souvent la virtualisation s’accompagne par une orientation “tache” et non “durée de travail”. D’ailleurs, contrairement à ce que j’aurai pu croire, de nombreuses firmes n’ont pas implanté le travail distribué par volonté de rentabilité mais pour plaire aux employés et ainsi les retenir.

Toutefois, la mise en application n’est pas aussi facile qu’il n’y parait. En effet, ça implique de revoir complètement le mode de travail, un changement de paradigme comme l’explique la littérature. Ce type de travail se traduit par une baisse générale du controle nécessitant en contre-partie une confiance accrue au sein des équipes. Plus globalement ça nécessite de revoir notre cadre de pensée, passant du travail centré sur un emplacement, le bureau, à un travail éclaté et centré sur l’utilisation des réseaux. Récemment je lisais que nous étions loin d’avoir vu tous les impacts d’internet et de la révolution des télécommunications. Cette possible révolution à venir dans la façon de travailler en sera surement une nouvelle conséquence, parmi d’autres.

En tant que “jeune génération”, ce changement de paradigme n’est pas si important. Alors que pour moi, travailler en ligne est normal que pour des milliers de contributeurs à des projets SourceForge et autres la collaboration en ligne va de soi, c’est loin d’être le cas pour la majorité de ceux ayant ne serait-ce qu’une dizaine d’années de plus.

Les impacts à large échelle sont loin d’être évident à analyser aussi. D’abord parce que les entreprises aiments bien courir plusieurs lièvres. Ainsi, certaines n’hésiteront pas à rationnaliser en même temps que passer en mode virtuel. Comme spécifié plus haut, le travail virtuel nécessite avant tout de la confiance, un niveau de confiance quasi-inaccessible en période de rationnalisation. Là encore, au lieu de se contenter les bénéfices de la virtualisation comme l’augmentation de l’efficacité et la baisse des coûts immobiliers, de nombreuses firmes vont accroître la charge de travail ou baisser les salaires.

Par ailleurs, ce type d’évolution risque, une fois de plus, de creuser les écarts. Faut pas se faire l’illusions, les employés que les firmes cherchent à garder avec ces innovations, ce sont les cadres et cadres supérieurs, ceux qui possèdent un savoir-faire important, progressent constamment et sont donc des valeurs importantes sans lesquelles bien des entreprises ne pourraient plus évoluer.

Quant à ceux ayant une formation plus limitée, peu susceptibles de progresser et de s’auto-former, ils vont surtout voir avec cette évolution leur statut devenir encore plus incertain et donc perdant encore plus de pouvoir de négociation dans un contexte où l’employé ne se vend plus comme une force de travail mais comme une somme de compétences. C’est dans ce cadre que les gouvernements et syndicats se doivent de prendre des mesures pour protéger le statut de ceux qui risquent de rester en bas de l’ascenceur social. Mais les gouvernements tendent à se désengager, alors ne parlons pas de suivre sérieusement les évolutions sociales du travail ; quant aux syndicats, ils me semblent souvent trop préoccupés à maintenir leurs petits avantages gagnés de haute lutte pour prendre en compte ceux dont le statut les fait passer pour des parias.

Si cette tendance à la virtualisation vient à se confirmer, il est à parier que nous ne travaillerons plus dans 15 ans comme aujourd’hui. Des progrès restent à réaliser puisque même Karl, dans un post récent, montre combien il est encore utile de se rencontrer, malgré la distance. Les bénéfices envisageables sont énormes, pour la qualité de vie, bien entendu, mais pour la protection de l’environnement éventuellement, et pour d’autres raisons qui ne nous sont pas encore claires. Mais il faut veiller à ne pas accroître les écarts, déjà très importants, au sein de la population ! À suivre…

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