Nager en plein délire

par Dre Papillon

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Dans un stage de gériatrie (moyenne d’âge de 85 ans), on a forcément plein d’anecdotes croustillantes à raconter.

J’arrive sur l’étage et je vais voir comme d’habitude cette patiente toujours charmante, souriante et agréable. Et toujours soit allongée, soit assise, passivement. Elle m’attend debout, impatiente. Elle veut s’en aller immédiatement. Son discours est plus ou moins cohérent, je ne comprends pas tout. Chose certaine, elle a décidé qu’elle devait s’en aller sur-le-champ, en jaquette d’hôpital, même s’il fait -15 degrés dehors, et ceci est non raisonnable par des arguments simples mais percutants. Elle veut sortir par le balcon, ou la fenêtre. Elle se fâche si on essaie de l’en empêcher, nous menace de sa marchette, cherche à nous frapper, se met à pleurer. On essaie de connaître la raison de ce désagrément subit et elle redouble de colère, la chose étant personnelle et ne nous regardant pas. Elle erre dans les couloirs à toute vitesse, arrache son bracelet d’identification, brutalise la porte du balcon… En tout cas, elle est beaucoup plus énergique que je n’aurais cru !

C’est ce qu’on appelle un délirium. C’est une condition fréquente chez la personne âgée, dont le cerveau est fragile et peut “décompenser” de la sorte à la moindre infection, au moindre changement de médicament, etc. C’est temporaire et il suffit de régler le problème médical pour retrouver la charmante personne d’auparavant. Rien à voir avec la démence, donc.

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La seconde dame, elle, souffre bel et bien d’une démence. Même si au premier coup d’oeil, cela ne paraît pas trop, étant très partiellement compensé par d’excellentes habiletés sociales.

On l’a retrouvée un matin les deux pieds dans le lavabo, pour les laver. Elle a bien failli se casser la figure, l’équilibre, l’agilité, etc. étant bien plus précaires à cet âge.

La dame est d’origine française. Je me demande quelle ancienne habitude lui revient ainsi pour la forcer à se laver les pieds dans un lavabo, en position aussi acrobatique. Pourrait-elle avoir pris cette habitude avec un bidet, autrefois ? Est-ce un usage répandu de cet objet domestique très intéressant ?

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Beaucoup de personnes âgées sont désorientées. Quand on leur demande en quelle année nous sommes, je ne sais pas pourquoi, mais toutes m’ont répondu cette semaine “1967”, ou “1966”, quand ce n’est pas plus farfelu encore (1200, 2700, etc.).

Qu’est-ce qu’il y a donc avec les années soixante, pour qu’elles y reviennent toutes ainsi ? Une simple ressemblance sonore ?

Ou bien des années tellement marquantes que quand on vieillit, on finit par y vivre tout le temps, dans sa mémoire ?

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La troisième patient, on ne sait pas trop si elle est délirante. C’est toujours difficile à évaluer, au premier coup d’oeil comme ça. Après tout, il y a des gens qui vivent toute leur vie en étant “bizarres”, et qui n’ont aucun trouble ! Celle-là était donc un peu bizarre, hypervigilante, avec une attention difficile à capter (mais aussi sourde comme un pot), se disant inquiète de manger du porc parce que c’est “dangereux” (?), me racontant entendre de la musique la nuit “dans les autres appartements” (de la musique à l’urgence ??), me racontant qu’il y a des “bandits” et des “policiers” (là, j’avais vraiment acheté l’hypothèse du délirium).

Et puis elle m’explique plus en détails qu’un homme est arrivé avec des menottes, qu’il criait, que de gros policiers l’ont maîtrisé.

Tiens, tiens, ça me rappelle quelque chose.

Ah oui, c’est bien ça ! Ça me rappelle mes nuits à l’urgence, avec leur lot de patients agités ou agressifs, intoxiqués ou décompensés !

À moins que je les ai inventés moi-même ? ;)

Alors, réalité ou délire ? On ne le saura jamais avec certitude…

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