Le diagnostic est tombé à l’automne après une évaluation en ergothérapie: notre plus grand est sujet à des troubles de modulation sensorielle légers. Rien de grave, d’ailleurs le concept même de trouble de modulation sensorielle est à peine sur le radar des médecins. À toutes fins pratiques, cela veut dire que son système nerveux a des difficultés à s’adapter au niveau de stimulation et à y répondre par un niveau d’attention et des actions appropriés.
Arthur a été considéré comme hypersensible au niveau de l’odorat, de l’ouïe et du toucher et hyposensible au niveau du système vestibulaire (sens de l’équilibre et du mouvement) et probablement dans la sphère proprioceptive aussi. L’hypersensibilité se traduit par une intolérance aigüe à certains stimulus, par exemple être incommodé, voire nauséeux, par des odeurs à peine perceptibles ou refuser de manière assez générale le contact (et ce, depuis qu’il est bébé). L’hyposensibilité se fait sentir soit par un besoin de surstimulation pour le vestibulaire (nécessité de le faire “sauter” sur un ballon suisse quand il était bébé) soit par un manque de connection à certaines choses (fiston s’est toujours distingué par le manque d’intérêt qu’il portait à ses sensations internes comme la faim ou même la douleur physique).
D’après l’ergo, les troubles de modulation sensorielle ont un impact significatif sur l’humeur et l’être au monde. En effet, souvent dépassé par ses sens, l’enfants (l’adulte?) victime de ce problème a une tendance au surcontrôle de son environnement pour éviter de subir des agressions. S’en suivent donc des comportements routiniers et de l’anxiété face à la nouveauté ou la perte de contrôle en générale. Des comportements que nous n’avons pas manqué de remarquer.
La solution? Il n’y pas beaucoup d’autres choix que de s’adapter aux besoins pour éviter les situations trop difficiles à gérer, le temps aidant malgré tout à s’habituer à certaines choses. Par ailleurs, nous continuons le travail en ergo pour faciliter le traitement des stimulus externes. Nous essayons entre autre le protocole de pressions profondes de Wilbarger pour aider son système nerveux à mieux gérer les stimulus.
Tout ceci n’est pas sans faire écho à mes lectures du moment: Diderot et l’empirisme. Grosso modo, selon la théorie empiriste, rien dans l’humain n’est inné, tout est acquis; et cette acquisition se fait via les sens. L’ensemble de la construction d’un être humain vient des expériences qu’il vit et ces expériences se font via les sens. L’absence d’un sens fait un humain différent. D’où la Lettre sur les aveugles -et que je conseille à quiconque de lire, un concentré de réflexion empiriste et de la prose joyeuse et impertinente mais profonde de Diderot- et la Lettre sur les sourds et muets dans lesquels l’auteur démontre que les infirmes sont différents: un aveugle peut parler d’un miroir sur base de qu’il en a entendu dire. Mais quand il l’interroge plus en profondeur, l’auteur comprend que l’aveugle n’a pas de compréhension conceptuelle du miroir, il ne fait que répéter mais n’a pas vécu l’expérience sensorielle du miroir. De même pour la couleur ou la lumière. L’absence d’un sens rend impossible la compréhension du concept et tout ce qui est découle (par exemple un certain sens esthétique).
Mais alors qu’en est-il d’une personne qui n’est pas capable de gérer adéquatement le flux d’information que lui apporte ses sens? Si on étend la théorie empiriste/sensualiste à un tel cas, ça donne également des personnes différentes dont le rapport au réel est différent de la moyenne. Bref, des gens différents. Une différence qui n’est pas voulue, une différence qui n’est pas un caprice mais qui tient plus d’une espèce de déterminisme sensoriel.
À noter que même si la science moderne a contredit certains éléments de la théorie empiriste, elle en a confirmé d’autres et laisse planner le doute sur certains autres.
Il n’en fallut pas davantage pour me faire sentir combien le bonheur d’un homme différait du bonheur d’un autre, et pour me dégoûter de tous ces traités du bonheur qui ne sont jamais que l’histoire du bonheur de ceux qui les ont fait.
Commentaire sur le Temple du bonheur, 1770, Denis Diderot