(Billet débuté en juin dernier que j’ai oublié de terminer à ce moment)
Ce billet est celui d’un vieux con en devenir.
Mon fil Twitter bruit d’une innovation promettant monts et merveilles (quelle innovation ne le fait pas?): nous permettre de lire trois fois plus rapidement qu’en temps normal en faisant défiler les mots à une position fixe et en faisant ressortir l’optical recognition point, c’est-à-dire la lettre d’un mot à partir de laquelle il est le plus possible de saisir le mot d’un coup d’oeil. Soit. En chiffre: ils estiment qu’un lecteur moyen lit 220 mots par minutes tandis qu’avec leur technologie il serait possible de monter à 350 voire 500.
Sauf que voilà: en moyenne, je ne lis pas à 220 mots par seconde. Je lis une phrase, je la relis. Je lis quelques pages, je reviens en arrière. Je note. Je cherche un mot, une référence. Je regarde dans le vide pour absorber mentalement ce que je viens de parcourir. Dans mes lecteurs, seule une infime minorité pourrait s’adapter à un tel gavage.
La “bonne” manière de lire un livre, c’est la lecture active. C’est celle où on prend le temps d’analyser le livre. C’est surtout vrai pour les livres savants, mais en réalité s’applique à tout, dans une moindre mesure. Ce que propose cet outil ressemble à l’inverse de la lecture active, du gavage passif de mots.
A-t-on envie de lire de la poésie à 500 mots par minute? L’auteur qui a pris soin de choisir chaque mot avec rigueur, utilisant la finesse du langage pour des sonorités, pour des connations, pour la puissance métaphorique souhaite-t-il que tout ceci soit recraché le plus vite possible. Même un article web bien pensé ne mérite pas un tel traitement.
“Au suivant” comme dit la chanson.
Digression: dernièrement j’ai abandonné ma liseuse numérique ou je l’utilise seulement en dernier recours quand seule une version numérique est disponible. J’étais insatisfait de l’expérience, de l’effet d’ensemble de l’outil sur la lecture, j’avais l’impression que ce que je lisais était moins présent à moi. Cette impression diffuse vient d’être confirmée par une étude.
J’ai récemment terminé “Present shock”, un bouquin qui traite de… je ne sais plus de quoi. Pour une fois, parce que je n’aimais pas trop le ton du bouquin, j’ai lu cela de manière assez linéaire. Moralité je ne l’ai pas absorbé comme d’autres.
Ceci dit, l’auteur a semblé aussi avoir succombé à ce qu’il juge lui-même comme typique de notre temps: l’effondrement narratif. La disparition autant des grands récits du passé que des petites histoires de l’ère post-moderne pour l’absence d’histoire. Moralité, même si ses idées semblent intéressantes, tout ce qui reste en tête lorsqu’on referme le livre, c’est un salmigondis d’opinions sur tout et sur rien et quelques grands concepts sans réel lien entre eux.
Une des rares idées que j’ai réussi à accrocher c’est celle de “digiphrenia” dont le corrolaire est bien connu sous l’acronyme FOMO: Fear of missing out. La crainte de manquer quelque chose nous pousse à être multitache, à vouloir être partout (notamment avec nos outils ubiquitaires de choix que sont les cellulaires) nous poussant ainsi à être nulle part.
L’idée de lire 500 mots par minutes recouvre bien cette réalité: tant de choses extraordinaires sont écrites en ce bas monde qu’il devient central de lire plus vite pour lire plus. FOMO. Quitte à finalement mal lire nos livre, mal vivre nos vies, y être sans y être.
L’expression “choisir c’est renoncer” m’avait fait forte impression la première fois que j’ai pris le temps de m’arrêter dessus, quelque part durant mon adolescence. Ça me semblait tout à fait inacceptable comme proposition. Il me semblait que je devais avoir le droit de choisir sans pour autant renoncer à d’autres choses. Ou simplement éviter les choix. Pourtant plus j’y réfléchissais, plus cette réalité semblait impitoyable, inébranlable: chaque instant est un choix.
Digiphrenia, FOMO, lire 500 mots par minute, c’est cette même réaction instinctive, puérile, de refuser de choisir, surtout refuser de renoncer.