Carnets de voyage: immigration et exceptionnalisme américain

Suivant la voie de celui qui n’est plus une grenouille dans la vallée, j’essaie de reprendre l’habitude d’écrire ici, de manière un peu plus régulière, peut-être moins approfondie et moins recherchée que sur Dataholic ou Kainos conseil … ou Transition Bridge Project.

Or, quel meilleur sujet pour faire de la gérance d’estrade superficielle que l’immigration. Pendant un séjour à Washington DC, je découvre donc la décision du Gouvernement du Québec de mettre en pause la délivrance de certains visas temporaires au Québec (avec beaucoup d’exceptions) et la volonté à venir de serrer la vis aux étudiants étrangers.

Sujet difficile, j’ai déjà chroniqué sur les questions d’immigration et sur le fait qu’au Québec, ce sujet est source de malentendus. Et quand j’apprends une décision comme celle qui vient de sortir -et le Parti Québécois arrivant au grand galop annonçant sa volonté de faire beaucoup plus- je ne peux m’empêcher de me sentir en réaction, voire de me sentir visé en tant qu’immigrant.

Évidemment, cette décision est la conséquence de la tension provicial / fédéral. Évidemment aussi, le Québec a raison de hausser le ton face à des dirigeants fédéraux qui feignent de ne pas voir les conséquences d’une politique d’immigration décidée unilatéralement. Il n’en reste pas que les immigrants et potentiels immigrants sont les principales victimes ici. Surtout dans un contexte où le même gouvernement du Québec a récemment demandé plus d’immigrants temporaires. Dans ce contexte, la « main d’oeuvre » venant d’ailleurs est réifiée, dont le sort mérite à peine plus d’attention que l’eau d’un réservoir hydro-électrique: ouvre les vannes, ferme les vannes… et encore, je suis certain qu’Hydro-Québec planifie mieux leur usage de l’eau.

Nos gouvernements, autant fédéral que provincial, agissent comme des machines à broyer des destins, avec une absence d’empathie et de considération pour les personnes touchées. Je n’irais pas dire aux dirigeants s’il en faut plus ou moins, des réfugiés ou des temporaires, à Montréal ou en région; je ne le sais pas. Ce que je sais, c’est qu’une dose d’humanité et de considération ne serait pas trop et de ne pas oublier que derrière les joutes de compétences de pouvoir, il y a des trajectoires de vie qui sont en jeu.


J’étais déjà venu deux fois à Washington DC; en 2013 et en 2019. La première fois, j’avais raté de quelques jours la cérémonie d’investiture d’Obama. En 2019, la campagne électorale battait son plein et on espérait que Trump serait défait. Ces jours-ci font la part belle à Kamala Harris suite à la convention démocrate, et un renversement complet de tendance. Ici, pas de Fox News sur les télévisions, uniquement CNN et MSNBC qui repassent en boucle les meilleurs punch line de Kamala, Coach Walz et les autres personnes qui ont pris la parole à la convention. Ici à Washington DC, incarnation du deep state, Trump n’a pas beaucoup de fidèles; en 2020, il a obtenu seulement 5% des votes!

T-shirts de Kamala Harris

Les T-shirts de Kamala Harris passent devant ceux de Trump

Et il faut vraiment être dans la capitale américaine pour pleinement saisir les paroles de Kamala Harris quand elle reprend à son compte le narratif de la grandeur de la nation et en trame de fond l’exceptionnalisme américain. Bien que beaucoup de personnes ne voient pas en Washington DC une ville intéressante, il y a partout un gigantisme qui parle de l’image que les dirigeants américains ont de leur pays. Des bâtiments massifs, nombreux, inspirés des styles romain et grec. Et que dire de certains intérieurs comme la bibliothèque du congrès! Les plus grandes collections mondiales de tel ou tel type d’artéfacts… et la volonté de démontrer le destin d’une grande nation.


Au-delà de ce gigantisme, il est toujours intéressant de constater quelques éléments plus terre à terre. Par exemple, le métro. J’ai toujours apprécié le métrorail de la Washington Metropolitan Area Transit Authority (WMATA). Propre, efficace, rapide avec, là aussi, des stations monumentales (bien que manquant de la diversité des stations montréalaises). C’est aussi intéressant de constater son évolution: en 2013, la silver line était en travaux, en 2019, un premier bloc de cette ligne était actif, mais l’aéroport Dulles n’était toujours pas connecté. Cette fois-ci, toute la silver line est complétée, il est donc possible d’aller de Dulles (leur équivalent de Mirabel… mais qui a marché), à 45km, au centre-ville en métrorail. En parallèle, une nouvelle ligne (la purple line) est en construction et il est possible de charger ses tickets sur son cellulaire.

Les réseaux de Montréal et de Washington DC ont connu une évolution assez similaire avec un développement rapide pendant les deux premières décennies puis une période de consolidation. Toutefois, le réseau WMATA a continué à se développer de manière continue, à un rythme limité, mais réel (5-6 stations par décennie à partir de 2000) alors que le réseau de Montréal a stagné avec seulement 3 nouvelles stations (le prolongement de la ligne orange à Laval) entre 1990 et le début des années 2020 avec l’ouverture du REM. Les conséquences sont nombreuses d’abord en matière de développement du réseau évidemment (imaginons ce qui serait possible avec, mettons 10-15 stations de plus). Ensuite, cela a des conséquences en matière de perte d’expertise et simplement de confiance dans la capacité à faire. Histoire de simplifier les choses, le réseau couvre 3 états/district, alors qu’on ne me parle pas de complexité politico-administrative…

Profitons-en pour souligner que WMATA, dans un pays qui est réputé pour laisser une grande place au privé, a financé le développement de la silver line de manière classique. On peut espérer qu’après la première mouture du REM, la leçon est prise et qu’on va éviter de retourner vers des modèles de financement discutables et que nous allons retrouver un rythme de développement du réseau pour les prochaines années.

Gunnm vs Alita

Parait-il que c’était un des rêves de James Cameron d’adapter Gunnm au cinéma. Un peu comme Avatar, il aurait attendu que la technologie soit à la hauteur de sa vision pour passer à l’acte, ce qu’il a fait avec le réalisateur Robert Rodriguez. Qu’en penser?

Gunnm, de Yukito Kishiro, est une des références du manga cyberpunk avec Akira, Ghost in the shell ou Appleseed. Du fait de l’évolution des technologies, le style cyberpunk est plus que jamais d’actualité, bien que le gros de la production connue date des années 1990.

Personnellement, je suis un fan fini du manga, que j’ai lu 3 ou 4 fois, dont une lecture récente en vue d’aller voir le film. Après avoir vu le film, j’ai pris conscience que la trame narrative est celle de l’OVA (original video animation), une série de deux films d’animation divergent significativement du manga. J’ai vu l’OVA il y a très très longtemps; donc dans certains cas mes critiques iront à l’adaptation du scenario (qui vient principalement de l’OVA) dans d’autres de la version film sans que je puisse facilement distinguer les deux.

Disons-le, les critiques du film ne sont pas très bonnes, surtout en comparaison du coût de réalisation. Et la principale raison semble être le scenario qui, effectivement, n’est pas très bien ficelé. Volonté de mettre trop de choses, pas assez d’approfondissement… et c’est bien dommage. Ce qui peut passer dans un OVA à petit budget devient inacceptable dans un blockbuster à gros budget.

Un critique de du New Yorker descend en flamme le film. Premier point: il est difficile d’apprécier le film sans connaitre le style manga cyberpunk… ou le manga lui-même. Ledit critique se moque de la fin à la Titanic du film, sans se rendre compte que si son commentaire est vrai, on parle d’une scène inscrite dans le manga plusieurs années avant que le drame maritime ne soit mis à l’écran. Sans savoir cela, le critique met tout de même de l’avant une réalité: la relation amoureuse entre Alita et Yugo n’a pas sa place. Dans le manga, Yugo est obsédé par sa quête: rejoindre la cité volante de Zalem au point de ne comprendre qu’à la toute fin l’amour réel que lui porte Alita.

Gally et Yugo

Séparation à la Titanic, avant Titanic

Ce qui soulève la question plus générale du développement du personnage central: Alita est elle-même motivée par une quête personnelle; savoir qui est elle, qui elle fut, puisqu’elle a perdu la mémoire. Thème classique des mangas. La construction du personnage se fait donc sur cette quête fort peu approfondie dans le film. Dommage: Alita étant une cyborg (cerveau humain, corps bionique), elle s’avère être plus humaine que bien des “vrais” humains, notamment ceux qui vivent dans la cité de Zalem pourtant supposé symboliser les “plus vrais” humains. Bref, il me semble que le film ne met pas son temps au bon endroit, développant des thèmes convenus et peu intéressant et délaissant des sujets moins communs présents dans le manga.

Ceci est possiblement la conséquence d’un autre choix: plaire à un large public. Adapter Gunnm se serait surement traduit par un film 16 ans et plus et non PG-13. Dans le manga, Alita vit dans un monde violent, une décharge à ciel ouvert où les habitants peuvent se faire attaquer à tout instant pour se faire voler leur colonne vertébrale ou autre “pièce”. Un des personnages clés devient un monstre parce que petit il s’est fait jeter de l’acide au visage par des passants, pour le plaisir. Bref, du cyberpunk noir. C’est d’ailleurs ce qui motive plusieurs personnages à vouloir aller sur Zalem, la ville des humains civilisés, au-dessus de la décharge. Dans le film, la vie ne semble pas si terrible dans Iron city (on ne parle même plus de décharge, Kuzutetsu, textuellement La décharge de feraille). Alita y découvre les plaisirs de manger une orange ou du chocolat dans une lumière radieuse et des enfants qui jouent autour. Inutile de dire que ça dénature pas mal, à mes yeux, la relation des personnes à leur entourage et donc leurs motivations.

Ceci dit, on s’entend que mettre à un manga à l’écran, dans un film, est extrêmement difficile. Le style manga, notamment Gunnm, laisse des tonnes de place à interprétation que le film, surtout grand public, peut difficilement se permettre.

Comme film, c’est un divertissement assez extraordinaire, un univers monté de toute pièces riche et complexe. On aimerait que les scènes de Motorball et de combat durent plus longtemps (l’utilisation d’Alita de l’art martial cyborg Panzer Kunz est à peine mentionné). On comprend pourquoi Cameron a du attendre quelques années pour passer à l’acte. Malgré le fait que le film, dans sa construction et dans son inspiration du manga, appelerait une suite, on peine à croire que la réception du film au box office justifiera un acte 2. En attendant, il est toujours possible de lire le manga :)

Quarante cycles solaires

Il venait d’avoir quarante ans : était-il victime de la crise de la quarantaine ? Compte tenu de l’amélioration des conditions de vie les gens de quarante ans sont aujourd’hui en pleine forme, leur condition physique est excellente ; les premiers signes indiquant – tant par l’apparence physique que par la réaction des organes à l’effort – qu’un palier vient d’être franchi, que la longue descente vers la mort vient d’être amorcée, ne se produisent le plus souvent que vers quarante-cinq, voire cinquante ans.

Michel Houellebecq, Les particules élémentaires

Le roman Les particules élémentaires de Houellebecq a vingt ans (précisément aura vingt ans le 24 août). Je l’ai lu alors que j’avais moi-même vingt ans. Jeune homme, au demeurant assez naïf, entrant en école d’ingénieur, j’avais été profondément marqué par ce livre violent narrant par le menu la décrépitude humaine dans notre société capitaliste individualisée et scientiste.

Dans ma mémoire, le personnage, Michel, ressentait déjà les effets du pourrissement intérieur à quarante ans. Finalement dans ce paragraphe, on parle plus de quarante-cinq voire cinquante. Ceci dit, dans le reste du livre, il est régulièrement question, pour des personnes de quarante ans de “traits de son visage fin […] flétris, légèrement couperosés”, ou encore de “vulve […] amaigrie, un peu pendante”. Rappellons que Les particules élémentaires est une critique une bonne et due forme de quadra post-soixant-huitards selon différents modes de déchéance. Houellebecq avait lui-même quarante ans au moment de la rédaction du livre.

Enfin bref, vu de mes vingts ans, après ce livre, doubler mon âge semblait à la fois très distant et franchement pas attirant.


Que dire maintenant que j’y suis? Rien. Ou vraiment pas grand-chose. Cela m’évoque tout au plus une Lapalissade: mes vingt ans me semblent à la fois être un autre monde, un autre moi, tout en étant en même temps hier. La preuve: je me rappelle fort bien de la lecture du roman, où et quand je l’ai acheté et lu.

En tant que personne généralement assez angoissée par le temps qui passe et en moyenne peu intéressée aux dates symboliques, le passage du cap ne semble pas spécialement remarquable. Je suppose qu’être rendu à un endroit plutôt satisfaisant dans la vie doit aider. Je peux imaginer que des personnes n’ayant pas spécialement abouti où elles le souhaitaient, qui vivent des frustrations, des regrets, bref qui ont des espoirs et ambitions mais ne sont pas au niveau de ces attentes, doivent se dire “diantre, le temps file” et que cela se traduise par une crise. D’autres me disent que la vraie crise est à cinquante ans.

Bref, oui, je suis assez satisafait d’où je suis. C’est assez rare que je l’admette cependant.

La question que je me pose est comment aider mes enfants à atteindre un jour le doux âge de quarante ans et avoir un certain degré de satisfaction. Pas besoin d’être délirant: simplement ne pas être dans l’état d’abandon affectif total des personnage de Houellebecq semble un bon début. Comment me suis-je rendu là? Quelles règles de vie en tirer? Bizarrement, le premier paramètre semble être une certaine chance. Quand je regarde mon cheminement, je ne peux que constater que la chance est un facteur déterminant. Nombre de bifurcations majeures sont le fait d’une chance totale, purement et simplement. Avoir voulu provoquer certains événements, je n’aurais surement fait que les supprimer.

Là où je m’attribue un peu du crédit, c’est d’avoir saisi les opportunités et m’y tenir fermement, parfois contre toute logique. Je pense, jusqu’à aujourd’hui, avoir été assez bon là-dedans. Pas vraiment du 100% mais quelques bons coups déterminants. À noter que plusieurs de ces bons coups n’avaient, en général, pas de visée à long terme. Plus souvent qu’autrement, c’était plus une inspiration du moment, un élan, qui s’est transformé en quelque chose de bien et de durable.

Donc, mes enfants, soyez chanceux et profitez-en. C’est con, ça peut sembler être une philosophie de vie de merde, passablement fataliste et pourtant. Considérant qu’en bout de ligne on a relativement peu d’influence sur les événements qui nous entourent, que même les meilleures décisions peuvent s’avérer des catastrophes quand les conditions n’y sont pas, l’opportunisme est surement une bonne posture pour avancer dans la vie, ou quelque chose comme ça.


L’ensemble du portrait me donne également un accès à une certaine sagesse. Non pas que je me sente comme un Sage, mais quelques éclairs de compréhension. En fait, pour le dire autrement, j’ai cessé d’en vouloir à la terre entière (ma vingtaine) ou contre un nombre élevé de personnes (trentaine). C’est un sentiment assez agréable d’être généralement en paix avec soi-même et les autres. Généralement car ce n’est pas un état permanent. En fait pas du tout. Mais par moments, j’arrive à être en paix, à ne pas être toujours angoissé par l’avenir, par les décisions à prendre, par les gens. Évidemment, cette sagesse naissante ne manquera pas d’être mise à rude épreuve, ne serait-ce que par le fait d’avoir des enfants qui ont encore un bout de chemin à faire.

Le concept de sagesse parait surement très chiant à beaucoup de personnes. En tous cas pas quelque chose de si enviable que ça par rapport à toutes les choses incroyables à faire dans dans une vie. Pourtant, ma relative expérience de la chose humaine me permet désormais de percevoir qu’un nombre important de personnes d’un certain âge sont passablement aigries et amères de la vie. Même chez des personnes ayant une “bonne situation”.

Viser à la sagesse, à ne pas être une personne aigrie et en colère semble une voie intéressante. Pour moi, du moins. Je me donne un autre quarante ans pour y arriver.


P.S. Je note, après avoir fait mon “push” sur le site que mon dernier billet concernait également Houellebecq…

Ça fait du temps, maintenant,
Inexorablement,
Passe le temps qui tue les enfants,
A 29 ans du soir,
J’ai perdu la mémoire…
Oh je t’abandonne ma mémoire.

Mano Solo, À 15 ans du matin, La marmaille nue
Suis-je réac' ?

J’aime lire Houellebecq. Houellebecq est souvent qualifié de réactionnaire. Est-ce que cela fait de moi un réactionnaire? Tel est le plan de ce qui va suivre.

J’ai un souvenir très net mon achat du roman Les particules élémentaires. Rentrée 1998, je trainais à la FNAC du Palais de la Bourse de Nantes, au deuxième étage. C’était l’époque anté-Amazon où je zonais plusieurs heures à feuilleter livres et bandes dessinées pour finalement m’en choisir un ou deux. Le roman était en évidence, un Flammarion classique avec sa couverture écrue, titre rouge, un beau grain de papier, mélange prometteur de cul et de misanthropie parfaitement adapté à mon humeur atrabilaire de l’époque.

Mon objectif n’était pas démesuré. Après mes années de classe prépa – et un passé relativement peu tourné vers la littérature, l’opportunité d’avoir du temps pour lire et une certaine volonté de dépasser un peu mes lectures de l’époque, comme Bernard Werber, représentaient pas mal mon horizon. La lecture de ce roman a été comme un coup de poing asséné en pleine poire. Un univers noir où la décrépitude humaine alternait avec des scènes de cul glauques, les partouzes se soldant par des paraplégies, les amours par des suicides. J’avais assez rapidement enchainé sur Extension du domaine de la lutte et H.P Lovecraft, contre le monde, contre la vie (trouvé par hasard dans une halte routière, je sortais alors d’une période Lovecraft) offrant ainsi un tableau complet de vicissitudes allant du misérable au pire dont aucun personnage ne ressort indemne, champ de ruines d’une civilisation envoutée par le capitalisme, vision d’une société sordide rejoignant ma propre solitude, volontaire à bien des égards. Je finissais mes lectures presque soulagé: voici un auteur qui me donnait l’impression de ne pas être complètement seul.

“Même si ces notions nous paraissent aujourd’hui difficiles à comprendre, il faut se souvenir de la place centrale qu’occupaient pour les pour les humains de l’âge matérialiste les concepts de liberté individuelle, de dignité humaine et de progrès.”

Michel Houellebecq, Les particules élémentaires.

Houellebecq était déjà une célébrité. Je me rappelle d’une interview sur Canal+ où il était enivré plus que de raison, au mieux répondant à coté des questions, plus souvent méprisant les interrogations de son interlocuteur. Noyer son esprit dans l’alcool ne semblait pas surprenant pour un auteur percevant avec une telle singularité l’horreur de nos sociétés. Ceci dit, même si j’aimais sa prose, il me semblait préférable de ne pas trop m’attacher à cet auteur ayant visiblement pour objectif de dépasser pour lui-même la déchéance décrite dans ses livres. Je risquais d’avoir pitié.

J’achetai Plateforme juste avant de partir en formation pour Accenture, à Chicago, ce milieu où « on est compétent, on est jeunes, on va s’éclater sur des projets sympas » comme le décrit un Houellebecq plein de sarcasme en parlant de l’environnement d’Extension –Houellebecq ayant lui-même travaillé pour Unilog, devenu Logica devenu CGI (ça ne s’invente pas). À mon retour, Houellebecq faisait la une des journaux avec sa fameuse réplique « La religion la plus con, c’est quand même l’Islam. » confirmant ainsi ma perception qu’il était préférable de s’en tenir à ses romans et oublier l’auteur.

J’ai ainsi lu et apprécié tous ses romans suivants: La possibilité d’une île (qui reste, à mon avis, son meilleur), La carte et le territoire (goncourisé) et Soumission. J’ai toutefois attendu une bonne année après la publication pour lire Soumission. La sortie houleuse du livre concomitante aux attentats de Charlie Hebdo (voir ici, les commentaires outrés (contexte aidant) combinés à ses déclarations passées m’ont fait craindre qu’il avait, cette fois, dépassé les bornes. Il n’en était rien et, me rappelant les tribunes incendiaires concernant le roman au lendemain des attentats, je ne pouvais que constater encore une fois que certains critiques soit ne savent pas lire, soit veulent juste faire passer leur message en dépit de la réalité.

Toujours est-il: lorsque j’ai vu passé le Cahier que la maison d’édition L’Herne lui consacrait, j’ai beaucoup hésité: après toutes ces années à le lire, il semblait difficile de ne pas vouloir creuser derrière l’image médiatique si souvent déformée. Mais à quel prix? Qu’allais-je y trouver en bout de ligne? Bien qu’évitant de trop m’y intéresser, je n’avais pu manquer les articles qualifiant Houellebecq de néo-réac’, nihiliste ou encore laudateur de la fin de l’espèce humaine. Pourtant, j’y voyais beaucoup plus, surtout après Possibilité d’une île, je voyais rétrospectivement dans ses livres sensibilité et amour comme des éléments forts. Est-ce que je rêvais?


Prendre des photos sous tous les angles d’une personne ne nous permet jamais de saisir pleinement le relief de son visage, de son corps. La multitude des articles, commentaires, interviews, textes personnels et inédits, et même des extraits de courriels offrent un portrait saisissant de Michel Thomas, dont on ressort malgré tout plein de contradictions. Contradictions des interprétations de son œuvres, contradictions de l’homme lui-même.

Comme toujours, quand on se penche sur un sujet, il y a beaucoup plus qu’on ne pourrait le penser de prime abord. Très instruit, autant en littérature qu’en philosophie, les points de vue que Houellebecq défend dans ses romans sont supportés par des systèmes de pensées élaborés et une connaissance littéraire vaste qui trouve son principal fondement dans la poésie. C’est une impression évidente quand on le lit, mais ses livres ses complètent les uns les autres. Bien que ne formant pas une trame commune (comme le faisait Zola), le développement de certains thèmes peut être suivi d’un roman à l’autre. Plus que cela: Houellebecq a développé une approche transmédiatique. Ses productions non-romanesques: photographie, expositions, films, etc. et ses présences médiatiques prolongeant son système de pensée. Poussant même plus loin la transgression, il se projette dans ses livres, la majorité de ses héros/narrateurs s’appelant Michel, le personnage Michel Houellebecq en arrivant même à exister dans La carte et le territoire, réalisant ainsi pleinement la confusion entre l’auteur et le contenu de ses livres.

En fait, tout en critiquant ad nauseam le système capitaliste, il s’en sert à dessein pour véhiculer son message, devenant, en reprenant son vocabulaire, un des rares gagnants d’un système qui produit surtout des perdants (et continuant à se représenter comme un perdant, mais tout de même conscient de faire partie du cénacle des grands auteurs). Tout en étant surement on ne peut plus sincère, comme en témoignent plusieurs de ceux qui l’on interviewé, il sait s’être crée en partie, depuis toujours, témoin attentif du monde et de lui-même.

À propos de l’image qu’il a parfois véhiculé d’un enfant abandonné par sa mère, utilisée en partie pour justifier sa misanthropie:

“Les choses ne dérapent vraiment que lorsque je parle de moi, et uniquement de moi. Mon interprétation du pauvre petit bébé chat abandonné par sa maman est certes bien émouvante ; je n’y reconnais pas moins, non sans un peu d’embarras, une stratégie de drague que j’ai pratiquée toute mon adolescence, et même un peu après.”

Michel Houellebecq, Mourir II

Opposé au système capitaliste, il s’est fait coller l’étiquette de gauchiste. Il n’en est rien. Son hostilité est tournée vers le libéralisme en général: liberté du capital, liberté des mœurs, etc C’est un point où il est on ne peut plus cohérent. Selon sa vision, la liberté est une valeur exagérée, illusoire, finalement assez rare, au nom de laquelle sont justifiées toutes les dérives individualistes. Opposé aussi, donc, à la libération des femmes, par exemple. Position que certains attribuent à sa mère, occupée à vivre ses aventures alors qu’il était enfant. C’est dans ces positions qu’il frappe le nœud du réactionnaire. Réactionnaire certes, mais d’une logique implacable et c’est là sa grande force (j’y reviendrai plus en détail dans un autre billet).

Mais ce serait trop facile de s’arrêter là: au milieu de ce monde en décrépitude, il continue à croire en des sentiments puissants qui font que la vie vaut d’être vécue. Il voudrait croire en la transcendance, voudrait un Dieu (re)créant l’union de tous les hommes; athée par constat plus que par conviction, cette tension est au centre de toute son œuvre avec un point d’orgue au milieu de Soumission où le personnage central sent au bout de ses doigts la révélation divine mais finalement s’effondre. L’amour aussi. C’est pour moi le message de la Possibilité d’une île: les “transhumains” du futur, s’étant libéré des principaux désirs, notamment de la sexualité et de l’amour, sont devenus des épaves qui, bien que pouvant possiblement vivre éternellement, finissent par se suicider assez jeunes (pour rapidement se faire réincarner sous forme de clone), sauf Daniel25, qui à la lecture du récit de son ancêtre réalise son humanité et part à la recherche d’une île, d’un amour possible.

Oui, l’univers de Houellebecq est un monde de guerre permanente de tous contre tous. Et oui, il est réactionnaire et voit dans le libéralisme une dénégation de l’essence humaine. Mais cela ne l’empêche pas, malgré tout, de croire qu’une flamme peut exister dans ce monde noir, flamme qui justifie de participer à ce monde, même si c’est souvent pour s’en moquer.


Alors, est-ce que conformément à la loi Betteridge, la réponse à la question en titre est “non”? En fait, je ne suis pas nécessairement la bonne personne pour répondre. Je pense ne pas être réac. Adhérer aux constats que Houellebecq fait dans ses romans, c’est accepter de voir et de nommer certaines choses. Ceci dit, il est indéniable que creuser le point de vue de cet auteur phare a fait évoluer ma pensée.

“À mon avis, l’Occident ne produit plus rien d’intéressant que sa science depuis longtemps.”

Michel Houellebecq, Je crois peu en la liberté (entretien)
(Faire) Aimer la lecture

Récemment je voyais une amie demander sur Facebook des conseils pour faire lire ses enfants. Avec des enfants en âge scolaire, l’intérêt pour la lecture devient rapidement en enjeu, surtout lorsque l’attrait vers la chose ne semble pas naturel.

Avec des résultats académiques laissant à désirer, cette question de lecture se posait également chez nous. Au milieu du primaire, la capacité à lire et à comprendre des textes et des instructions écrites deviennent rapidement un enjeu significatif. Nous avons pris l’habitude de faire la lecture à #1 depuis son plus jeune âge et il a un intérêt marqué pour les histoires. Il a un profil “langagier” et un sens naturel de la narration et de la compréhension d’histoires parfois complexes. En revanche, des tentatives passées pour l’amener à lire seul plutôt que de se faire lire n’avaient pas marché. Comment faire la transition?

Deux éléments ont permis de franchir le pas -bien qu’il reste encore du chemin à faire. Premièrement le mettre sur des mangas, deuxièmement continuer à lui faire la lecture par intervalle.

Les bandes dessinées et mangas ont l’avantage d’être nettement plus accessibles que les romans. Tout le monde l’a vécu. Je me rappelle d’un poster de Daniel Pennac, figurant dans la bibliothèque Père-Ambroise, mentionnant que l’important était de lire: peu importe quoi, comment, en sautant des pages, en commençant par la fin. À mes yeux, c’était clairement un appel à faire confiance au jeune lecteur pour d’abord développer le goût de la lecture et ensuite varier les lectures (ou non!).

J’ai donc lancé #1 sur la lecture de Naruto, manga type shōnen (pour garçons) très connu et que j’ai moi-même lu avec intérêt. Après avoir fait la lecture des premiers chapitres à fiston le temps de l’accrocher, de lui apprendre à lire le texte correctement (de droite à gauche et comprendre certaines règles implicites propres aux mangas) j’ai pu le laisser continuer seul. Bilan: il est passé au travers des 700 chapitres, soit près de 15 000 pages, en 3-4 mois (un peu affligeant considérant que ça m’a pris prêt de 8 ans pour atteindre la fin, au gré des publications hebdomadaires… mais bon). Certes, ce n’est pas 15 000 pages de texte, mais je pense qu’au total ça représente un volume de texte non négligeable. Connaissant l’histoire, je pouvais aussi l’accompagner dans la manière dont l’histoire se déployait et les personnages évoluaient. D’ailleurs, il m’a (encore) impressionné dans son sens de l’intrigue, anticipant des dénouements plus tôt que je l’avais fait quand j’avais lu l’histoire de mon coté.

Nous avons réédité l’expérience avec un vrai roman: La Nuit-la-plus-claire, 5ème opus de la saga Les royaumes de feu dont nous lui avions déjà lu 4 tomes et pour lequel nous n’avions pas réussi à le faire embarquer seul avant la tentative Naruto, malgré son intérêt pour cette histoire de dragons. Cette fois-ci nous avons commencé en lui faisant la lecture. Là encore, une fois l’histoire enclenchée il a pu continuer seul. Considérant la difficulté du vocabulaire et de l’histoire, nous avons alterné les moments où il lisait seul et où nous lui faisions la lecture (selon notre disponibilités au moment de la lecture, pendant la routines avec #2 et #3). Ça permettait de résoudre les incompréhensions et évitait le découragement sur les morceaux plus difficiles.

Au moment d’écrire ces lignes, il vient de passer prêt de deux heures dans notre chambre à essayer de finir le 4ème tome de Harry Potter. Là aussi nous y allons en alternance. On parle tout de même d’un pavé de 770 pages. A plusieurs reprises, nous avions essayé de lancer fiston sur cette histoire, qu’il adore, mais la taille le décourageait. Par ailleurs, il s’agit d’un livre de poche écrit plus petit et avec un plus petit interligne que ce qu’il est habitué à lire, ce qui semblait lui poser problème. Parfois, il est nécessaire de reprendre un chapitre qu’il a lu car clairement il n’a pas compris des points importants, mais dans l’ensemble c’est très positif.

Surement va-t-on devoir encore lire en alternance avec lui pour quelques temps, mais je pense qu’il faut se concentrer sur les morceaux qu’il lit seul et la confiance qu’il acquiert à pouvoir lire seul. Bien franchement, il y a 4-5 mois, je ne l’imaginais pas être capable de lire de son plein gré des morceaux de Harry Potter et la coupe de feu qui est significativement plus complexe que les tomes précédents.


Le fait de lire en alternance avec fiston m’a aussi fait prendre conscience de certains aspects importants. Premièrement on met beaucoup l’accent sur la lecture, à savoir l’aspect technique de décrypter des caractères, des mots, des phrases, ce qui a souvent tendance à écarter l’aspect littéraire: le style, la dimension narrative, etc. Quand j’étais jeune, l’aspect littéraire était généralement analysé d’un point de vue très détaillé (l’usage du vocabulaire, les figures de style, etc.), ne regardant que très peu les oeuvres dans leur ensemble.

Ce dont j’ai pris conscience plus tard c’est de se demander ce que l’auteur essaie de nous transmettre. Enfant, je ne prenais pas le temps de me demander pourquoi un auteur avait pris la peine d’écrire quelque chose. Je voyais la lecture et l’analyse de texte comme une contrainte et les auteurs faisaient implicitement partie de ce complot visant à me mettre devant un livre. Pourtant, en discutant avec fiston de la motivation de l’auteur, des messages sous-jacents à des histoires comme Naruto ou les royaumes de feu, des romans d’apprentissage dont les messages sont assez clairs, aide aussi à trouver un intérêt dans la lecture au-delà des caractères, mots et phrases.

Être capable de remonter à l’histoire, aux choix de l’auteur et de ses personnages, permet aussi de mieux soutenir l’attention de la lecture, ce qui, je pense, me manquait beaucoup quand j’étais jeune. En lisant en alternance, ça permet à l’adulte de comprendre l’histoire et de demander à l’enfant de faire un résumé des morceaux qu’il a lu seul. Ça permet de valider la compréhension et de discuter de l’histoire hors du contexte de la lecture, chose surement aussi importante que la lecture en elle-même.

À noter que nous avions aussi essayer de lui faire lire des petits livres simples à fiston: bibliothèque verte et autres livres de 30-40 pages avec des caractères plus gros. Clairement, les histoires semblaient trop simplistes. En lui lisant des romans comme Harry Potter et Les royaumes de feu, et plus généralement avec le genre d’histoire auxquels il a accès dans les films et les séries, il percevait ces histoires comme un peu bébé. Le mieux était donc d’aller directement dans la lignée d’histoires qui lui parlaient, quitte à ce que ça paraisse un peu intimidant au début.

Enfin, tout ceci me confirme l’hypothèse générale d’un accompagnement progressif des enfants dans les apprentissages. On aime bien voir les apprentissages comme des sauts, comme le fait de faire du vélo sans roulette: un jour c’est fait, et hop, c’est gagné pour toujours. Dans les faits, ça se fait par petites améliorations, avec même des retours en arrière parfois. Aider les enfants, ce que certains verraient comme faire le travail pour eux, les aides à progresser graduellement.