Mécanique humaine

Chaque incursion dans un nouveau sport me donne l’impression de revisiter des concepts connus. Récemment, en prenant en cours de kite surf, j’ai cru entendre un de mes instructeurs d’aikido ou encore un prof de golf: “N’utilise pas tes bras”, “Déplace-toi”, “Utilise tes hanches”. Chacun a tendance à dispenser ses conseils comme s’ils étaient propres à sa discipline. Pourtant le hasard n’est pas mise: si toutes ces activités font appel aux mêmes principes, c’est parce que ces derniers sont centaux dans l’utilisation du corps humain.

Par exemple l’aikido utilise régulièrement le concept de centre (connu sous le nom de hara) qui correspond au centre de gravité du corps, un peu en-dessous du nombril. Dans la tradition occidentale rien ne se passe à cet endroit; les endroits importants du corps sont le cerveau et le corps. Le bas-ventre rien, sauf peut-être les pulsions sexuelles. Dans les traditions orientales, le centre est le receptacle du ki (l’énergie), un point de chakra important y est également situé.

Le but n’est pas de partir dans des considérations ésotériques, mais le fait que des traditions ancestrales localisent la principale source d’énergie à cet endroit n’est pas anodin. Mécaniquement, c’est quand le centre est en mouvement que le corps déploie le plus de force. Ce n’est par hasard que les harnais (notamment en kite et en planche à voile) s’attachent à ce niveau là: c’est par ce biais que le corps est le plus capable d’absorber et controler l’immense force générée par une voile. Au golf et au tennis, c’est une mise en mouvement limitée mais contrôlée du centre (déplacement et rotation) qui donne la force d’impact. Quant à l’aikido, tout se joue là: mettre en mouvement son propre centre, prendre le centre de l’opposant (le déséquilibrer) sont les principaux enjeux de toutes les techniques -et il en va de même pour tous les budos, incluant le judo.

Je prends l’exemple du hara car c’est pour moi l’exemple le plus frappant, mais je pourrais également débattre de la respiration, de la posture du dos, du controle de la flexion du membres, etc. Avant de développer notre endurance ou notre force physique, les cours d’éducation physique devraient s’attacher à développer notre compréhension du fonctionnement du notre corps. Cela rendrait plus facile l’apprentissage de bien des sports, tout en nous rendant capable de plus avec notre corps. Au lieu de ça, beaucoup en sont réduits à développer du muscle au lieu de développer de la force.

(Billet débuté en juin dernier que j’ai oublié de terminer à ce moment)

Ce billet est celui d’un vieux con en devenir.

Mon fil Twitter bruit d’une innovation promettant monts et merveilles (quelle innovation ne le fait pas?): nous permettre de lire trois fois plus rapidement qu’en temps normal en faisant défiler les mots à une position fixe et en faisant ressortir l’optical recognition point, c’est-à-dire la lettre d’un mot à partir de laquelle il est le plus possible de saisir le mot d’un coup d’oeil. Soit. En chiffre: ils estiment qu’un lecteur moyen lit 220 mots par minutes tandis qu’avec leur technologie il serait possible de monter à 350 voire 500.

Sauf que voilà: en moyenne, je ne lis pas à 220 mots par seconde. Je lis une phrase, je la relis. Je lis quelques pages, je reviens en arrière. Je note. Je cherche un mot, une référence. Je regarde dans le vide pour absorber mentalement ce que je viens de parcourir. Dans mes lecteurs, seule une infime minorité pourrait s’adapter à un tel gavage.

La “bonne” manière de lire un livre, c’est la lecture active. C’est celle où on prend le temps d’analyser le livre. C’est surtout vrai pour les livres savants, mais en réalité s’applique à tout, dans une moindre mesure. Ce que propose cet outil ressemble à l’inverse de la lecture active, du gavage passif de mots.

A-t-on envie de lire de la poésie à 500 mots par minute? L’auteur qui a pris soin de choisir chaque mot avec rigueur, utilisant la finesse du langage pour des sonorités, pour des connations, pour la puissance métaphorique souhaite-t-il que tout ceci soit recraché le plus vite possible. Même un article web bien pensé ne mérite pas un tel traitement.

“Au suivant” comme dit la chanson.


Digression: dernièrement j’ai abandonné ma liseuse numérique ou je l’utilise seulement en dernier recours quand seule une version numérique est disponible. J’étais insatisfait de l’expérience, de l’effet d’ensemble de l’outil sur la lecture, j’avais l’impression que ce que je lisais était moins présent à moi. Cette impression diffuse vient d’être confirmée par une étude.


J’ai récemment terminé “Present shock”, un bouquin qui traite de… je ne sais plus de quoi. Pour une fois, parce que je n’aimais pas trop le ton du bouquin, j’ai lu cela de manière assez linéaire. Moralité je ne l’ai pas absorbé comme d’autres.

Ceci dit, l’auteur a semblé aussi avoir succombé à ce qu’il juge lui-même comme typique de notre temps: l’effondrement narratif. La disparition autant des grands récits du passé que des petites histoires de l’ère post-moderne pour l’absence d’histoire. Moralité, même si ses idées semblent intéressantes, tout ce qui reste en tête lorsqu’on referme le livre, c’est un salmigondis d’opinions sur tout et sur rien et quelques grands concepts sans réel lien entre eux.

Une des rares idées que j’ai réussi à accrocher c’est celle de “digiphrenia” dont le corrolaire est bien connu sous l’acronyme FOMO: Fear of missing out. La crainte de manquer quelque chose nous pousse à être multitache, à vouloir être partout (notamment avec nos outils ubiquitaires de choix que sont les cellulaires) nous poussant ainsi à être nulle part.

L’idée de lire 500 mots par minutes recouvre bien cette réalité: tant de choses extraordinaires sont écrites en ce bas monde qu’il devient central de lire plus vite pour lire plus. FOMO. Quitte à finalement mal lire nos livre, mal vivre nos vies, y être sans y être.


L’expression “choisir c’est renoncer” m’avait fait forte impression la première fois que j’ai pris le temps de m’arrêter dessus, quelque part durant mon adolescence. Ça me semblait tout à fait inacceptable comme proposition. Il me semblait que je devais avoir le droit de choisir sans pour autant renoncer à d’autres choses. Ou simplement éviter les choix. Pourtant plus j’y réfléchissais, plus cette réalité semblait impitoyable, inébranlable: chaque instant est un choix.

Digiphrenia, FOMO, lire 500 mots par minute, c’est cette même réaction instinctive, puérile, de refuser de choisir, surtout refuser de renoncer.

Caroline et moi sommes toujours suspicieux: quand les choses vont trop bien, un mauvais coup du destin attend au tournant. Non pas que nous soyons superstitieux (même si je parle de destin), c’est plus une question d’habitude. La fin de la résidence, les enfants qui allaient bien, quelques succès au travail, beaucoup de choses à fêter durant cet été où pour la première fois depuis longtemps nous avions un peu de temps pour souffler.

Le cours des choses a effectivement voulu qu’à ce moment précis nous soyons précipité dans le gouffre du néant avec la mort tragique et brutale du frère de Caroline, Martin, agé de 29 ans. Depuis ce moment, vendredi dernier, j’ai l’impression que nous avons tous été jeté dans le vide. Un peu comme lorsque l’on saute d’un très haut plongeoir, la vitesse de chute augmente à un rythme vertigineux, de plus en plus aspiré vers le bas. On sait qu’à cette vitesse l’impact avec l’eau fera mal. L’impact ce sera demain, avec l’enterrement. Nous allons tous nous retrouver sous l’eau et il faudra remonter, vite, tous. Même sa mère. Même nos enfants. Ressortir de l’eau pour ne pas en mourir mais surtout se sortir de l’ombre de la mort qui trop souvent marque et colle à la peau.

Je n’ose pas trop imaginer l’effet que cela aura sur Arthur, lui qui est naturellement sensible au thème de la mort. Lorsque l’annonce de la disparition de son unique oncle lui a été faite, il n’a pas été besoin de lui expliquer ou même de lui redire. Avec une acuité remarquable pour un enfant de 6 ans mais bien cruelle en l’état, il a immédiatement compris qu’il ne reverrai plus cet oncle qu’il commençait à apprivoiser, que sa grand-mère avait perdu son fils, que sa mère avait perdu son frère. Et que ceci est irrémédiable.

Ce tragique événement réactive aussi toutes nos craintes de perte encore plus proche. Vendredi dernier, lorsque la mère de Caroline a appelé pour annoncer la triste nouvelle, Caroline et les enfants étaient sortis. Lorsque, entrecoupée de sanglots, la phrase “quelques chose de terrible est arrivé” s’est faite entendre mais que le “quoi” refusait de sortir dans la douleur du moment, j’ai immédiatement imaginé la disparition de Caroline avec les enfants. Outre la perte d’un être cher, cet événement se traduit aussi par une hausse de l’angoisse quotidienne, celle de conduire une voiture, de rouler à vélo, de laisser les enfants vaquer à leurs activités, etc. Loin de nous la paix d’esprit, pour un certain temps.

Une certaine vue du Capital au XXIème siècle

Il est rare que je prenne la peine de lire un bestseller, encore moins un qui soit récent (plus par manque de temps que par snobisme, entendons-nous). Mais celui-ci n’a pas manqué d’attirer l’attention et malgré l’imposante brique je voulais vraiment voir ce qu’il avait à dire.

Le but n’est pas de copier le livre, pour ce faire vous pouvez le lire. Si vous êtes vraiment pressés, il existe même un sommaire exécutif.

Évidemment, je ne vais pas faire la critique du livre sur la validité des arguments économiques. Il n’en reste pas moins que le livre est riche d’enseignements. Je vais donc me concentrer sur quelques remarques particulières

Ce n’est pas Marx

Malgré ce qu’en disent certains, ce n’est pas le descendant spirituel de Marx. Pour ce dernier, le capital était le moyen de la domination d’une classe et il explorait surtout cette dynamique. Piketty constate qu’historiquement les inégalité sont sources d’instabilité (sans détailler pourquoi ni comment) puis regarde surtout la dynamique économique (autant macro que micro) qui génère ces inégalités. D’un point de vue c’est un peu décevant mais primo Piketty est “seulement” un économiste, secundo en restant au niveau économique il évite des critiques d’ordre purement idéologiques.

Piketty était clairement tenaillé entre des idées de grandeurs (d’ou la référence à la bible de Marx) et le fait qu’il ne pouvait pas non plus prétendre changer la face du monde (quoique souvent il donne cette impression.)

Une unique solution

Au terme du livre, l’auteur en arrive à promouvoir une unique solution (une taxe mondiale progressive sur le capital) qu’il juge lui-même utopique. Comme le dit l’autre, tout problème complexe a un solution simple, et elle est mauvaise. Personnellement je suis assez sceptique qu’une seule approche puisse permettre de résoudre un problème aussi complexe. Quand on considère que cette solution est par ailleurs utopique et hautement improbable, c’est tout de même un peu décevant. Certaines critiques ont proposé d’autres approches qui pourraient avoir participer à améliorer la situation

Notre histoire

Ce qui m’a fait passer à l’acte d’acheter le livre, c’est d’apprendre qu’une partie de l’argumentaire se basait sur la période précédent la Première guerre mondial au moment même où je développais un intérêt pour la période couvrant le Second Empire et la Belle Époque et aussi alors que nous nous apprêtons à commémorer le début de la Der des ders.

L’aspect central du livre, au-delà des diverses conclusions de l’auteur, c’est que nos sociétés sont largement déterminées par leur histoire. Les choix politiques allant de la première guerre mondiale à maintenant sont une suite d’enchainements quasi-logiques. La façon dont américains et européens envisagent la question des inégalités est fortement teintée par leurs histoires respectives. Ça peut sembler une lapalissade, mais c’est pourtant central.

Et ce que le livre permet de comprendre de manière générale c’est que l’économie des inégalités évolue sur le très long terme et que de ce point vue, il a fallu attendre les années 1980 pour sortie des conséquences désastreuses (mais très égalitaristes) de la Seconde guerre mondiale et encore une génération pour commencer à en voir les impacts.

Les choses changent

Aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd’hui, fut un temps où les États-Unis étaient plus égalitaires que l’Europe, y compris dans leurs politiques. D’après Piketty, jusque dans les années 1980, le taux d’imposition du “bracket” le plus élevé était de l’ordre de 80%, voire 90% aux États-Unis. Il en était ainsi depuis le New Deal, soit près d’un demi-siècle. Évidemment, Reagan est passé par là ensuite.

On ne peut s’empêcher de sourire à l’idée que certains prônent que seuls des taux d’imposition bas permettent la croissance et l’innovation alors que les États-Unis ont été on ne peut plus dominant pendant une période de forte imposition. Pas nécessairement de causalité, mais ça donne à réfléchir.

Un bon état des lieu

Si le livre a reçu plusieurs critiques sur certains points spécifiques, il rappelle des concepts généraux certes connus des économistes, mais souvent mal traités et incompris. Par exemple de joyeusement amalgamer les plus riches en terme de revenus avec ceux possédants les plus grandes fortunes. Selon l’axe qu’on prend, le fameux 1% n’est pas le même.

Autre chose que l’on oublie: le taux de croissance sur lequel tout le monde a le nez collé dépend de la croissance démographique. Ainsi on impute souvent une meilleure croissance aux É.U qu’à l’Europe, mais c’est “simplement” parce que leur population croit plus. Ce n’est pas vraiment un signe que leur économie va mieux ou qu’ils sont plus innovants.

Le rôle de l’innovation technologique

Point non traité par l’auteur et c’est dommage. Son ouvrage est déjà très riche et possiblement que c’est un domaine qu’il connait moins. Il aurait toutefois été intéressant de voir si les évolutions technologiques, notamment dans les trente dernières années, ont eu un effet dans la résurgence des inégalités et notamment dans la capacité de faire travailler le capital à la place des gens.

D’après les quelques paragraphes qu’il écrit sur le sujet, il semble que le consensus autour de l’apport technologique, c’est qu’il favorise le développement du capital humain, c’est-à-dire la capacité d’aller chercher une formation plus avancée utile et donc un revenu plus élevé. Mais de la même manière qu’il démontre qu’aucune loi économique n’empêche les inégalités de croitre à des niveaux très élevés, est-il démontrable qu’aucune loi n’empêche la technologique d’augmenter les inégalités en nuisant à la capacité des employés à participer au développement économique.

Conclusion

Étant devenu un incontournable, le livre a également reçu beaucoup de critiques. Ceci dit, de ce que j’ai pu voir, aucune n’arrive de manière convaincante à complètement détruire l’argument central du livre: les inégalités sont en augmentation et rien n’empêche qu’elles continuent à augmenter jusqu’aux niveaux où elles étaient à la veille de Première guerre mondiale alors que 10% de la population possédait 90% des richesses.

Toutefois, en n’entrant que superficiellement dans la critique sociale et les rapports de force qu’entrainent ces inégalités, on se demande les inégalités sont une cause ou un symptôme: serait-il possible d’avoir une société stable avec des inégalités importantes? La mise en place d’une ploutocratie est-elle inévitable lorsqu’une faible partie de la société possède une large partie de la richesse? Piketty effleure ces questions par moment mais sans donner asséner d’argument fort là-dessus.

Malgré ce point et la faiblesse de sa proposition centrale, ça reste un livre fascinant à lire!


Broadly speaking, it was the wars of the twentieth century that wiped away the past to create the illusion that capitalism had been structurally transformed.

Thomas Piketty, Capital in the Twenty-First Century
Donner un sens à la mort

La bonne fortune veut que pour l’heure mon entourage et moi-même soyons épargnés par la mort et la maladie. En cette matière ce n’est toujours que partie remise, mais mieux vaut plus tard que maintenant.

La mort tragique d’une cycliste la semaine dernière et la cérémonie de vélo blanc qui a eu lieu ce matin m’amènent à réfléchir notamment sur notre volonté à donner un sens à une mort. Cette idée, explicite ou non, était sur toutes les lèvres ce matin alors que des centaines de cyclistes étaient venus commémorer ce tragique événement.

Dans le cas présent, difficile de ne pas voir dans la mobilisation qui a suivi, non seulement la quête d’un sens mais aussi de l’action, du changement. Est-ce nécessaire d’avoir à ériger des morts en martyrs pour en arriver là? Difficle d’éviter la question, difficile aussi d’y répondre.

Bien des causes ne bénéficient du support lugubre d’une mort violente et visible de tous, elles n’en sont pas moins importantes pour autant.


Nous, vous, eux, les cyclistes, les automobilistes, les piétons. J’ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi nous, les cyclistes étions souvent perçus comme un groupe, comme si on se tenait. L’événement de ce matin en est une explication. Est-ce qu’un regroupement de piétons va faire une commémoration pour les deux victimes du crétin de la route la semaine dernière? Probablement pas. Pas plus que les automobilistes lorsqu’un des leurs est victime d’un accident mortel, pourtant une des principales causes de mort violente à travers le monde.

Bizarrement le militantisme semble de plus en plus mal vu dans nos sociétés. Comme si avoir des opinions était une forme d’extrémisme, de menace à la paix sociale. Plusieurs années de militantisme des groupes cyclistes sont pourtant en train de faire évoluer les choses au gré des vélos blancs installés en bord de route. Non, ça ne changera pas le sort du monde, les guerres, la pauvreté, mais souhaitons que cela puisse rendre notre coin de Terre un peu plus humain.


Le temps m’appelle : il faut finir ces vers.
A ce penser défaillit mon courage.
Je vous salue, ô vallons que je perds !
Ecoutez-moi : c’est mon dernier hommage.

François-René de Chateaubriand, Les adieux