Le naufragé

Rebut de l’aquilon, échoué sur le sable
Vieux vaisseau fracassé dont finissait le sort,
Et que, dur charpentier, la mort impitoyable
      Allait dépecer dans le port !

Sous tes ponts désertés un seul gardien habite :
Autrefois tu l’as vu sur ton gaillard d’avant,
Impatient d’écueils, de tourmente subite,
  Siffler pour ameuter le vent.

Tantôt sur ton beaupré, cavalier intrépide,
Il riait quand, plongeant la tête dans les flots,
Tu bondissais ; tantôt du haut du mât rapide,
  Il criait : Terre ! aux matelots.

Maintenant retiré dans ta carène usée,
Teint hâlé, front chenu, main goudronnée, yeux pers,
Sablier presque vide et boussole brisée
  Annoncent l’ermite des mers.

Vous pensiez défaillir amarrés à la rive,
Vieux vaisseau, vieux nocher ! vous vous trompiez tous deux :
L’ouragan vous saisit et vous traîne en dérive
  Hurlant sur les flots noirs et bleus.

Dès le premier récif votre course bornée
S’arrêtera ; soudain vos flancs s’entr’ouvriront ;
Vous sombrez ! c’en est fait ! et votre ancre écornée
  Glisse et laboure en vain le fond.

Ce vaisseau, c’est ma vie, et ce nocher, moi-même :
Je suis sauvé ! mes jours aux mers sont arrachés :
Un astre m’a montré sa lumière que j’aime,
  Quand les autres se sont cachés.

Cette étoile du soir qui dissipe l’orage,
Et qui porte si bien le nom de la beauté
Sur l’abîme calmé conduira mon naufrage
  A quelque rivage enchanté.

Jusqu’à mon dernier port, douce et charmante étoile,
Je suivrai ton rayon toujours pur et nouveau ;
Et quand tu cesseras de luire pour ma voile,
  Tu brilleras sur mon tombeau.

François-René de Chateaubriand, Le Naufragé
Métro

À peine la porte de l’édicule franchie, une odeur fétide s’empare de mon odorat. Certains se couvrent le nez espérant échapper à un haut-le-cœur pourtant inévitable. Mes pensées sont brouillées.

L’odeur s’estompe avec la profondeur, la trame méditative se retisse.

La rame bondée, les yeux absents, les visages indolents. Je me suis abstenu de prendre un journal gratuit pour laisser libre court à mes pensées, poursuivre la réflexion que j’avais débutée.

Rien.

Le fil est cassé. Cinq stations plus loin je sors l’esprit stérile, incapable de retrouver ne serait-ce qu’une conclusion à mes réflexions. De quel sujet, déjà?


Le poète réconcilie la pensée et l’expression.

Éric-Émmanuel Schmitt, Diderot ou la métaphysique de la séduction

Arthur dort

30 juin 2008

Le diagnostic est tombé à l’automne après une évaluation en ergothérapie: notre plus grand est sujet à des troubles de modulation sensorielle légers. Rien de grave, d’ailleurs le concept même de trouble de modulation sensorielle est à peine sur le radar des médecins. À toutes fins pratiques, cela veut dire que son système nerveux a des difficultés à s’adapter au niveau de stimulation et à y répondre par un niveau d’attention et des actions appropriés.

Arthur a été considéré comme hypersensible au niveau de l’odorat, de l’ouïe et du toucher et hyposensible au niveau du système vestibulaire (sens de l’équilibre et du mouvement) et probablement dans la sphère proprioceptive aussi. L’hypersensibilité se traduit par une intolérance aigüe à certains stimulus, par exemple être incommodé, voire nauséeux, par des odeurs à peine perceptibles ou refuser de manière assez générale le contact (et ce, depuis qu’il est bébé). L’hyposensibilité se fait sentir soit par un besoin de surstimulation pour le vestibulaire (nécessité de le faire “sauter” sur un ballon suisse quand il était bébé) soit par un manque de connection à certaines choses (fiston s’est toujours distingué par le manque d’intérêt qu’il portait à ses sensations internes comme la faim ou même la douleur physique).

D’après l’ergo, les troubles de modulation sensorielle ont un impact significatif sur l’humeur et l’être au monde. En effet, souvent dépassé par ses sens, l’enfants (l’adulte?) victime de ce problème a une tendance au surcontrôle de son environnement pour éviter de subir des agressions. S’en suivent donc des comportements routiniers et de l’anxiété face à la nouveauté ou la perte de contrôle en générale. Des comportements que nous n’avons pas manqué de remarquer.

La solution? Il n’y pas beaucoup d’autres choix que de s’adapter aux besoins pour éviter les situations trop difficiles à gérer, le temps aidant malgré tout à s’habituer à certaines choses. Par ailleurs, nous continuons le travail en ergo pour faciliter le traitement des stimulus externes. Nous essayons entre autre le protocole de pressions profondes de Wilbarger pour aider son système nerveux à mieux gérer les stimulus.


Tout ceci n’est pas sans faire écho à mes lectures du moment: Diderot et l’empirisme. Grosso modo, selon la théorie empiriste, rien dans l’humain n’est inné, tout est acquis; et cette acquisition se fait via les sens. L’ensemble de la construction d’un être humain vient des expériences qu’il vit et ces expériences se font via les sens. L’absence d’un sens fait un humain différent. D’où la Lettre sur les aveugles -et que je conseille à quiconque de lire, un concentré de réflexion empiriste et de la prose joyeuse et impertinente mais profonde de Diderot- et la Lettre sur les sourds et muets dans lesquels l’auteur démontre que les infirmes sont différents: un aveugle peut parler d’un miroir sur base de qu’il en a entendu dire. Mais quand il l’interroge plus en profondeur, l’auteur comprend que l’aveugle n’a pas de compréhension conceptuelle du miroir, il ne fait que répéter mais n’a pas vécu l’expérience sensorielle du miroir. De même pour la couleur ou la lumière. L’absence d’un sens rend impossible la compréhension du concept et tout ce qui est découle (par exemple un certain sens esthétique).

Mais alors qu’en est-il d’une personne qui n’est pas capable de gérer adéquatement le flux d’information que lui apporte ses sens? Si on étend la théorie empiriste/sensualiste à un tel cas, ça donne également des personnes différentes dont le rapport au réel est différent de la moyenne. Bref, des gens différents. Une différence qui n’est pas voulue, une différence qui n’est pas un caprice mais qui tient plus d’une espèce de déterminisme sensoriel.

À noter que même si la science moderne a contredit certains éléments de la théorie empiriste, elle en a confirmé d’autres et laisse planner le doute sur certains autres.


Il n’en fallut pas davantage pour me faire sentir combien le bonheur d’un homme différait du bonheur d’un autre, et pour me dégoûter de tous ces traités du bonheur qui ne sont jamais que l’histoire du bonheur de ceux qui les ont fait.

Commentaire sur le Temple du bonheur, 1770, Denis Diderot

90% du temps libre. C’est du moins ce que dit le titre de l’article. Le corps de l’article, lui, dit que les possesseurs de téléphone intelligent, environ la moitié des répondants, passent 7 heures par jours devant un écran, on suppose hors travail, soit 86% de leur temps libre. Quid de l’autre moitié?

Caricture de l'écran

Fait à Montréal, 7 janvier 2014

On peut également supposer le biais de sélection: c’est un sondage internet, on peut conjecturer que ceux qui passent plus de temps devant un écran -connecté à internet, certes- ont plus de chances de répondre à ce genre de sondage.


Un homme qui a pris l’habitude de mal faire n’est plus libre de se dessaisir de cette disposition, elle lui devient comme une seconde nature.

Diderot ou la philosophie de la séduction, Éric-Émmanuel Schmitt
La liberté dans les films pour enfants

Comme je l’ai déjà expliqué, j’aime à étudier la symbolique dans les films d’enfants. Certains d’entre eux jouent en boucle à la maison, et il faut bien dire que certains ne sont pas dénués d’intérêt.


Le gros hit du moment est Madagascar, film qui pourrait bien hériter du titre de descendant spirituel des fables de la Fontaine: Des animaux aux prises avec des problématiques bien humaines, notamment celle de la liberté et ses paradoxes.

D’un coté, le lion vivant béatement sa captivité de zoo, acheté qu’il l’est par l’adulation de son public et des steaks fournis en grands nombres. De l’autre coté, le zèbre, rêvant d’une liberté absolue qu’il obtiendra en aboutissant, par hasard sur l’île de Madagascar. Toutefois cette liberté se traduira par l’effondrement des constructions sociales vers la bestialité primitive amenant ainsi le zèbre à devenir la proie du lion.

On y retrouve des analogies très modernes, entre ceux qui acceptent leur cage dorée contre un peu de vin et de jeux et les libertaires qui refusent de comprendre que leur vision appliquée à la lettre ne serait qu’une régression de la société. Le tout pourrait évidemment largement être appuyé par les écrits de philosophes divers et variés ayant traités de la liberté.

La morale de cette fable est un peu facile: les animaux décident de retourner dans la société (New York) tout en laissant entendre qu’ils ne délaisseront plus leur liberté pour autant en s’autorisant de passer par Paris, l’Espagne ou la Chine.


Autre film en vogue, mais moins, Les Indestructibles. Les super-héros Bob et Hélène voient leur caractère exceptionnel (et salvateur) rejeté par la société, les obligeants à rentrer dans le rang. Bob subit dès lors une vie morose de père de famille, ayant visiblement perdu tout goût à la vie, employé dans une companie d’assurance utilisant tous les moyens pour escroquer ses clients. Il décide finalement de reprendre sa liberté, acte symbolisée par la scène où il est pulvérise de son supérieur, un avorton hargneux, escroqueur en chef des petites vieilles dans le besoin et tortionnaire d’employés.

Bob retrouve alors sa joie de vivre et sa liberté d’être lui-même, un homme extraordinaire qui sauvera Metrocity des mains d’un vilain sadique et manipulateur.

La morale est commune à celle de plusieurs films de super-héros, souvent incompris voire ridiculisés. Dans celui-ci, il y a toutefois un acte très clair de reprendre sa liberté face à un emploi débilitant et à la société en générale qui lui refuse le droit à son extraordinaire différence (chose que nous sommes tous, quelque part).


Je me demande toujours quelle part de cette symbolique fait son chemin dans l’esprit d’un enfant. Clairement, lorsque j’étais petit, je regardais juste les super-pouvoirs. Plus ça volait dans tous les sens, plus ça explosait, mieux c’était. Quelque part, j’étais tout de même conscient que Clark Kent et Peter Parker subissaient le ridicule et l’oppression de leur différence malgré leur supériorité. Alors quelle part des valeurs véhiculées peuvent faire leur chemin de manière plus ou moins consciente? Doit-on s’étonner d’avoir des générations demandant de manière croissante liberté et autonomie… mais confondant souvent liberté et prison dorée.


Ainsi, le plus éveillé d’entre eux n’aurait pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la République de Platon.

Discours de la servitude volontaire, Étienne de la Boétie