Chroniques de travail à distance - un livre

Ne jamais attendre la sortie d’un livre; l’espérance est mère de toutes les désillusions, en cette matière comme dans d’autres. On espère une oeuvre de référence, on rêve d’une portée sociale ou philosophique, on finit avec un livre de cuisine.

C’est ce qui vient de m’arriver avec Remote: Office not required que j’attendais depuis le printemps dernier. J’essaie encore de comprendre à qui s’adresse ce livre. Toute personne ayant déjà médité un peu sur le travail à distance, ayant expérimenté, même assez légèrement sur le sujet, a déjà en tête 80% du livre. Les autres, ben c’est peut-être à eux que s’adresse ce livre.

We’ll draw on this rich experience to show how remote work has opened the door to a new era of freedom and luxury. A brave new world beyond the industrial-age belief in The Office.

Remote: Office not required, Jason Fried et David Heinemeier Hansson

Le travail à distance a le potentiel de révolutionner le monde du travail et le monde tout court. Dans les année 60, Arthur Clarke entrevoyait une société où il n’était plus nécessaire de se rendre au bureau avec toute l’organisation sociale qui repose dessus. Un changement significatif rendu en théorie possible par les technologies de l’information. Toutefois, s’il suffisait d’un livre de récettes pour que ce changement advienne, eh bien il serait déjà advenu.

Pas besoin d’un livre pour comprendre que le travail à distance fait gagner du temps aux employés et de l’argent aux employeurs. Les réponses aux excuses des employeurs/boss sont pour le moins convenues et finalement ne font que répondre à la partie immergée de l’iceberg. Enfin, dire que des entreprises comme Accenture et IBM ont un ratio bureau/employé de 1 pour 10 pour mettre en valeur l’adoption du télétravail dans des grandes entreprises est à la limite de malhonnêté intellectuelle: on parle de boites consultants qui passent leur temps fourré chez le client. Et je peux vous dire que chez le client, il n’est pas question de travailler à distance. Je le sais, j’ai travaillé pour Accenture au début des années 2000 alors que l’entreprise faisait école en instaurant un système de réservation dynamique des bureaux pour limiter le nombre d’emplacements nécessaires.

Tant qu’à prendre des exemples, il aurait été possible de regarder du coté de Mozilla dont le mode de travail est fortement décentralisé et “télé”. Le livre aborde durant quelques paragraphes à peine le travail réalisé dans le monde du logiciel libre: des dizaines d’outils qui font désormais partie de l’infrastructure logicielle centrale au fonctionnement d’Internet ont été bâti par des équipes dispersées à travers le monde, et toutes ces équipes n’ont pas le même mode de fonctionnement, la même approche par rapport à la réalisation du travail, etc. Quelques chapitres pour étudier ces aspects n’auraient pas été de trop.

Le télétravail est par ailleurs traité comme une chose monolithique. Pourtant traiter des équipes situées dans une même ville dont les employés vont optionnellement à leur bureau et des entreprises faisant du recrutement à l’étranger pour aller chercher les meilleurs talents, ce n’est pas la même chose. C’est un continuum, l’un permet d’accéder à l’autre mais ce n’est pas la même chose, pas la même organisation.

Enfin, le livre passe complètement à coté de la dimension sociale et quasi-philosophique du télétravail. Dans nos sociétés où 75% du travail vient du secteur des services, la redéfinition du concept de déplacement pour se rendre au travail correspondrait à un changement social majeur. Faites que 50% des résidents d’une ville/région n’ont plus à faire plus 2km pour se rendre au travail et vous venez de “régler”** des problèmes économiques (coûts de déplacements et afférants, spéculation pour être proche des lieux de travail), sociaux (réaménagement des infrastructures), environnementaux et sanitaires (pas besoin d’expliquer). Vous venez aussi de provoquer un krach immobilier majeur qui pourrait remettre en cause le fonctionnement de villes au complet et donc de pays.

Too much writing on work is pitched as either pro-employer or pro-worker. While those struggles are real, they are not the struggles we’re interested in examining.

Remote: Office not required, Jason Fried et David Heinemeier Hansson

Les auteurs refusent explicitement de traiter des questions de relation de travail encadré: conventions collectives, syndicats, etc. Implicitement, ces éléments sont relégués aux oubliettes d’un passé lourd et ennuyeux comme si les enjeux qui avaient présidé à la mise en place de ces gardes-fous s’étaient soudainement évaporés. Les nouvelles nous rappellent quotidiennement qu’il n’en est évidemment rien. Les auteurs ont la chance de travailler dans un milieu privilégié (et je rentre dans cette catégorie aussi) dans lequel la dialectique historique employeur/travailleur a perdu de son sens. Mais ce n’est pas le cas pour tout le monde. L’application à grande échelle du télétravail là où cette dialectique est encore bien vivant est complètement différentes.

Et un des critères centraux de cette relation employeurs/travailleurs réside dans la liberté dans le travail dont ces derniers disposent. Une liberté au sens propre, philosophie, qui terrorise tous les cheffaillons de ce monde -et ils sont nombreux, une liberté parfois lourde à porter (je reviendrai sur mon expérience personnelle prochainement). Le livre n’aborde que les symptômes de cette relation de servitude qui domine le monde du travail sans jamais pointer vers la clé de voute de tout cet ensemble. En n’abordant que des questions techniques et des réticences intellectualisées, ce livre ne peut pas, à mon avis, avoir d’effet sérieux sur la pratique du télétravail.

Le livre est court et facile d’accès. Pour qui veut mettre en place un système de travail à distance dans une petite organisation reposant largement sur du travail technologique, c’est un bon livre. Et c’est surement l’objectif des auteurs (qui rappelons-le, vendent des outils de collaboration en ligne plutôt orientés pour cette même clientèle). Pour ce qui est d’ouvrir un “brave new world” avec tout ce que ça implique de changements organisationnels et sociaux, on repassera.

** Je n’ai pas non plus la naïveté de croire que toutes sortes de problèmes se régleraient instantanément. J’ose croire toutefois que le télétravail, appliqué à grande échelle et couplé avec des politiques d’ensemble peut avoir un effet positif important sur plusieurs problématiques. Mal encadré, cela peut aussi avoir des effets terribles.


Mais ils veulent servir pour amasser des biens: comme s’ils pouvaient rien gagner qui fût à eux, puisqu’il ne peuvent même pas dire qu’ils sont à eux-mêmes.

Discours de la servitude volontaire, Étienne de la Boétie

Constrast

Paris, chez moi, circa 2002

La semaine dernière, je “fêtais” mes 11 ans sur le territoire québécois. Fêter est un bien grand mot, je viens à peine de m’apercevoir que j’ai raté la date. Pour mes 10 ans, je me suis aperçu que j’avais manqué la date plusieurs mois après.

Alors que le thermomètre indiquait ce matin des températures négatives, je suis donc sur le point d’entamer mon onzième hiver québécois. Outre l’effet de répétition qui fait perdre conscience des autres hivers passés, le temps lisse aussi les souvenirs passés.

Dans mon cas, l’immigration correspondait sensiblement à une étape de vie, passant de l’école à la vie active. Pour moi la France ne représente plus qu’une sorte d’enfance à rallonge. Ma vie d’adulte est au Québec. Toutes mes connaissances, mes apprentissages n’ont de sens que dans le référentiel montréalais. Mes souvenirs vie en France sont désormais confus et se déroulent dans un espace que je n’habite plus et qui ne m’habite plus.


Durant l’été, j’ai eu une altercation avec un automobiliste qui m’avait doublé dans un virage sans visibilité. Vain et inutile, comme toujours. À la fin de l’échange, il en vient à me dire de “rentrer chez moi”.

Chez moi? À la maison? Évidemment, en me balaçant ça à la figure, il m’enjoignait de prendre un aller simple vers la France. Il ne semble pas avoir perçu que sur le coup, ce qu’il voulait être l’insulte suprême ne m’évoquait rien. “Chez moi”, hormis ma maison, ça ne veut pas dire grand-chose.

L’enfance
C’est encore le droit de rêver
Et le droit de rêver encore
Mon père était un chercheur d’or
L’ennui c’est qu’il en a trouvé

Jacques Brel, L'enfance.
Halloween sécuritaire et non violent

Dans le billet précédent, j’évoquais les communications de notre école où l’on trouve du bon et du moins bon. Cette fois-ci, l’école nous entretient d’Halloween:

Chers parents,
Sorcières, vampires et fantômes étant à nos portes, il nous fait horriblement plaisir de vous informer que le jeudi 31 octobre 2013, les enfants fêteront l’Halloween. Pour cette effrayante occasion, il sera possible pour votre enfant d’arriver le matin même déguisé.
[…]
De plus, comme les y invitent les services de police, nous interdisons les masques, car ceux-ci bloquent en partie la vue des enfants et leur font prendre des risques inutiles. Les masques seront confisqués.

Communication aux parents d'élève, École Paul-Bruchési. 28 octobre 2013.

En lisant le début de la phrase, j’ai bien cru que cette interdiction était liée au règlement P-6 de sinistre mémoire. Mais non, ce n’est que le fruit d’une société hyper-sécuritariste qui essaie de faire passer sur le dos de la protection des enfants une règle discutable par ailleurs.

De plus, on notera que le SPVM, sur sa page édifiante de bons conseils, parle d’éviter les masques.

Quelques considérations de sécurité routière

Nous avons une école moderne qui nous envoie des informations par courriel. Parfois, ça tient du spam, parfois non. Je vous laisse juger de la communication du jour:

Chers parents
Le [Conseil d’établissement] désire attirer l’attention des parents de l’école sur un enjeu de la campagne électorale [des élections municipales] ayant cours actuellement. Sans porter de jugement sur les modifications apportées à la circulation autour de l’école, le CÉ constate tout de même que celle-ci a diminué considérablement ,accroissant ainsi la sécurité des élèves de l’école, nos enfants. Le CÉ juge qu’il serait opportun de conserver cet acquis et vous prie d’en tenir compte en exerçant votre devoir de citoyen le 3 novembre prochain.

Communication aux parents d'élève, École Paul-Bruchési. 24 octobre 2013.

Petite mise en contexte: nous parlons de l’école Paul-Bruchési, établissement qui a justifié certaines des inversions de sens de rue dans le Plateau-Mont-Royal. Ces inversions, forçant les automobilistes à utiliser le réseau artériel à la place des rues résidentielles, valent à l’administration en place de se faire accuser de tous les maux de la terre. Et malheureusement, plusieurs prétendants au trône veulent renverser ces décisions. Alors “sans porter de jugement”, je pense qu’on peut dire que les changements réalisés sont positifs pour la sécurité des enfants. À bon entendeur.


Continuons sur le sujet: on ne dira jamais assez combien la France a vécu une épiphanie , un miracle, en matière de sécurité routière. En une décennie, le nombre de tués sur la route est a baissé de plus de 50%, passant d’un pic à 9000 décès annuels en 1999 à 4000 en 2010. Par quel magie cela fut possible? Les Français ont-ils une apparition collective de Saint-Christophe, saint patron des voyageurs? Plusieurs critères sont en jeux mais un des principaux est simple: arrêter le laisser-aller collectif autour de la voiture. Plus d’amnistie généralisée aux élections, des radars automatisés à la grandeur du territoire, une automatisation du système de traitement des amendes pour que les gens ne puissent plus les faire sauter –cette petite corruption qui rend les lois inutiles. Oh, c’est certain que ça a fait des mécontents. Beaucoup. Mais le résultat est là!

Pendant ce temps, au Québec, le projet des radars automatisé reste un pilote qui n’en finit plus; apparamment que ce serait une atteinte aux libertés individuelles, ou un truc dans ce genre. Rares sont les politiciens qui osent mécontenter les automobilistes en oeuvrant pour l’apaisement de la circulation. Et, évidemment, nous nageons en pleine corruption. Car il ne faut pas s’y tromper: la corruption qui fait la une de nos journaux, comme celle qui règnait en France autour des amendes, est une pourriture qui gruge l’ensemble du fruit, pas juste quelques morceaux épars.

The nations that rank as the least corrupt –such countries as Finland, Norway, New Zealand, Sweden, and Singapore– are also the safest places in the world to drive.

Tom Vanderbilt, Traffic - Why we drive the way we do.
Contrastes

Le Mont-Royal est à son meilleur, non pas en plein été dans l’uniformité du vert et du bleu mais à l’automne, par temps venteux et changeant, où gris et bleu font tour à tour briller vert, orange et brun. Le contraste de la luminosité et des couleurs plait naturellement à l’oeil et à l’esprit, le sombre donne la profondeur au clair, la lumière découpe l’ombre.

La vie est pareillement faite d’éclaircies et de nuages, les uns réhaussant les autres. Pourtant contrairement aux images, l’esprit -ou le mien en particulier- ne semble pas se faire à l’idée de la valeur transitoire de chaque instant. Une contrariété semble rayer même la possibilité d’une éclaircie tandis qu’un succès laisse croire en une sorte d’invincibilité éternelle vouée à être prochainement déçue.

Comment percevoir la beauté du contraste dans notre vie de tous les jours; s’y arrêter comme devant un tableau et le contempler pour ce qu’il est à cet instant précis. Comment voir l’ensemble du tableau fait de reliefs, de contours et de contrastes?