Donner un sens à la mort

La bonne fortune veut que pour l’heure mon entourage et moi-même soyons épargnés par la mort et la maladie. En cette matière ce n’est toujours que partie remise, mais mieux vaut plus tard que maintenant.

La mort tragique d’une cycliste la semaine dernière et la cérémonie de vélo blanc qui a eu lieu ce matin m’amènent à réfléchir notamment sur notre volonté à donner un sens à une mort. Cette idée, explicite ou non, était sur toutes les lèvres ce matin alors que des centaines de cyclistes étaient venus commémorer ce tragique événement.

Dans le cas présent, difficile de ne pas voir dans la mobilisation qui a suivi, non seulement la quête d’un sens mais aussi de l’action, du changement. Est-ce nécessaire d’avoir à ériger des morts en martyrs pour en arriver là? Difficle d’éviter la question, difficile aussi d’y répondre.

Bien des causes ne bénéficient du support lugubre d’une mort violente et visible de tous, elles n’en sont pas moins importantes pour autant.


Nous, vous, eux, les cyclistes, les automobilistes, les piétons. J’ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi nous, les cyclistes étions souvent perçus comme un groupe, comme si on se tenait. L’événement de ce matin en est une explication. Est-ce qu’un regroupement de piétons va faire une commémoration pour les deux victimes du crétin de la route la semaine dernière? Probablement pas. Pas plus que les automobilistes lorsqu’un des leurs est victime d’un accident mortel, pourtant une des principales causes de mort violente à travers le monde.

Bizarrement le militantisme semble de plus en plus mal vu dans nos sociétés. Comme si avoir des opinions était une forme d’extrémisme, de menace à la paix sociale. Plusieurs années de militantisme des groupes cyclistes sont pourtant en train de faire évoluer les choses au gré des vélos blancs installés en bord de route. Non, ça ne changera pas le sort du monde, les guerres, la pauvreté, mais souhaitons que cela puisse rendre notre coin de Terre un peu plus humain.


Le temps m’appelle : il faut finir ces vers.
A ce penser défaillit mon courage.
Je vous salue, ô vallons que je perds !
Ecoutez-moi : c’est mon dernier hommage.

François-René de Chateaubriand, Les adieux
Le naufragé

Rebut de l’aquilon, échoué sur le sable
Vieux vaisseau fracassé dont finissait le sort,
Et que, dur charpentier, la mort impitoyable
      Allait dépecer dans le port !

Sous tes ponts désertés un seul gardien habite :
Autrefois tu l’as vu sur ton gaillard d’avant,
Impatient d’écueils, de tourmente subite,
  Siffler pour ameuter le vent.

Tantôt sur ton beaupré, cavalier intrépide,
Il riait quand, plongeant la tête dans les flots,
Tu bondissais ; tantôt du haut du mât rapide,
  Il criait : Terre ! aux matelots.

Maintenant retiré dans ta carène usée,
Teint hâlé, front chenu, main goudronnée, yeux pers,
Sablier presque vide et boussole brisée
  Annoncent l’ermite des mers.

Vous pensiez défaillir amarrés à la rive,
Vieux vaisseau, vieux nocher ! vous vous trompiez tous deux :
L’ouragan vous saisit et vous traîne en dérive
  Hurlant sur les flots noirs et bleus.

Dès le premier récif votre course bornée
S’arrêtera ; soudain vos flancs s’entr’ouvriront ;
Vous sombrez ! c’en est fait ! et votre ancre écornée
  Glisse et laboure en vain le fond.

Ce vaisseau, c’est ma vie, et ce nocher, moi-même :
Je suis sauvé ! mes jours aux mers sont arrachés :
Un astre m’a montré sa lumière que j’aime,
  Quand les autres se sont cachés.

Cette étoile du soir qui dissipe l’orage,
Et qui porte si bien le nom de la beauté
Sur l’abîme calmé conduira mon naufrage
  A quelque rivage enchanté.

Jusqu’à mon dernier port, douce et charmante étoile,
Je suivrai ton rayon toujours pur et nouveau ;
Et quand tu cesseras de luire pour ma voile,
  Tu brilleras sur mon tombeau.

François-René de Chateaubriand, Le Naufragé
Métro

À peine la porte de l’édicule franchie, une odeur fétide s’empare de mon odorat. Certains se couvrent le nez espérant échapper à un haut-le-cœur pourtant inévitable. Mes pensées sont brouillées.

L’odeur s’estompe avec la profondeur, la trame méditative se retisse.

La rame bondée, les yeux absents, les visages indolents. Je me suis abstenu de prendre un journal gratuit pour laisser libre court à mes pensées, poursuivre la réflexion que j’avais débutée.

Rien.

Le fil est cassé. Cinq stations plus loin je sors l’esprit stérile, incapable de retrouver ne serait-ce qu’une conclusion à mes réflexions. De quel sujet, déjà?


Le poète réconcilie la pensée et l’expression.

Éric-Émmanuel Schmitt, Diderot ou la métaphysique de la séduction

Arthur dort

30 juin 2008

Le diagnostic est tombé à l’automne après une évaluation en ergothérapie: notre plus grand est sujet à des troubles de modulation sensorielle légers. Rien de grave, d’ailleurs le concept même de trouble de modulation sensorielle est à peine sur le radar des médecins. À toutes fins pratiques, cela veut dire que son système nerveux a des difficultés à s’adapter au niveau de stimulation et à y répondre par un niveau d’attention et des actions appropriés.

Arthur a été considéré comme hypersensible au niveau de l’odorat, de l’ouïe et du toucher et hyposensible au niveau du système vestibulaire (sens de l’équilibre et du mouvement) et probablement dans la sphère proprioceptive aussi. L’hypersensibilité se traduit par une intolérance aigüe à certains stimulus, par exemple être incommodé, voire nauséeux, par des odeurs à peine perceptibles ou refuser de manière assez générale le contact (et ce, depuis qu’il est bébé). L’hyposensibilité se fait sentir soit par un besoin de surstimulation pour le vestibulaire (nécessité de le faire “sauter” sur un ballon suisse quand il était bébé) soit par un manque de connection à certaines choses (fiston s’est toujours distingué par le manque d’intérêt qu’il portait à ses sensations internes comme la faim ou même la douleur physique).

D’après l’ergo, les troubles de modulation sensorielle ont un impact significatif sur l’humeur et l’être au monde. En effet, souvent dépassé par ses sens, l’enfants (l’adulte?) victime de ce problème a une tendance au surcontrôle de son environnement pour éviter de subir des agressions. S’en suivent donc des comportements routiniers et de l’anxiété face à la nouveauté ou la perte de contrôle en générale. Des comportements que nous n’avons pas manqué de remarquer.

La solution? Il n’y pas beaucoup d’autres choix que de s’adapter aux besoins pour éviter les situations trop difficiles à gérer, le temps aidant malgré tout à s’habituer à certaines choses. Par ailleurs, nous continuons le travail en ergo pour faciliter le traitement des stimulus externes. Nous essayons entre autre le protocole de pressions profondes de Wilbarger pour aider son système nerveux à mieux gérer les stimulus.


Tout ceci n’est pas sans faire écho à mes lectures du moment: Diderot et l’empirisme. Grosso modo, selon la théorie empiriste, rien dans l’humain n’est inné, tout est acquis; et cette acquisition se fait via les sens. L’ensemble de la construction d’un être humain vient des expériences qu’il vit et ces expériences se font via les sens. L’absence d’un sens fait un humain différent. D’où la Lettre sur les aveugles -et que je conseille à quiconque de lire, un concentré de réflexion empiriste et de la prose joyeuse et impertinente mais profonde de Diderot- et la Lettre sur les sourds et muets dans lesquels l’auteur démontre que les infirmes sont différents: un aveugle peut parler d’un miroir sur base de qu’il en a entendu dire. Mais quand il l’interroge plus en profondeur, l’auteur comprend que l’aveugle n’a pas de compréhension conceptuelle du miroir, il ne fait que répéter mais n’a pas vécu l’expérience sensorielle du miroir. De même pour la couleur ou la lumière. L’absence d’un sens rend impossible la compréhension du concept et tout ce qui est découle (par exemple un certain sens esthétique).

Mais alors qu’en est-il d’une personne qui n’est pas capable de gérer adéquatement le flux d’information que lui apporte ses sens? Si on étend la théorie empiriste/sensualiste à un tel cas, ça donne également des personnes différentes dont le rapport au réel est différent de la moyenne. Bref, des gens différents. Une différence qui n’est pas voulue, une différence qui n’est pas un caprice mais qui tient plus d’une espèce de déterminisme sensoriel.

À noter que même si la science moderne a contredit certains éléments de la théorie empiriste, elle en a confirmé d’autres et laisse planner le doute sur certains autres.


Il n’en fallut pas davantage pour me faire sentir combien le bonheur d’un homme différait du bonheur d’un autre, et pour me dégoûter de tous ces traités du bonheur qui ne sont jamais que l’histoire du bonheur de ceux qui les ont fait.

Commentaire sur le Temple du bonheur, 1770, Denis Diderot

90% du temps libre. C’est du moins ce que dit le titre de l’article. Le corps de l’article, lui, dit que les possesseurs de téléphone intelligent, environ la moitié des répondants, passent 7 heures par jours devant un écran, on suppose hors travail, soit 86% de leur temps libre. Quid de l’autre moitié?

Caricture de l'écran

Fait à Montréal, 7 janvier 2014

On peut également supposer le biais de sélection: c’est un sondage internet, on peut conjecturer que ceux qui passent plus de temps devant un écran -connecté à internet, certes- ont plus de chances de répondre à ce genre de sondage.


Un homme qui a pris l’habitude de mal faire n’est plus libre de se dessaisir de cette disposition, elle lui devient comme une seconde nature.

Diderot ou la philosophie de la séduction, Éric-Émmanuel Schmitt